Agriculteurs en Ukraine : les pionniers du Far Est

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Jean-Paul Kihm a investi avec quatre autres Français dans une exploitation de 3 600 hectares. Photo : DR

Metro 20-02-2011 

Thierry Gonet a tout quitté

Tcherkassy (sud de Kiev), Sumy (près de la frontière russe), Tchernigov (à quelques encablures de la Biélorussie), Khmelnitsky (à l'ouest du pays)... Thierry Gonet, à la tête d'une exploitation de 145 hectares pendant trente dans l'Oise et père de cinq enfants, a tout lâché pour arpenter l'Ukraine, en quête d'une nouvelle terre pour s'installer. L'an dernier, il finit par poser ses valises dans un ancien kolkhoze, à Kamianets-Podilsky, à 40 km des frontières moldave et roumaine, mais l'affaire tourne court en raison d'un désaccord avec ses associés restés en France.

900 propriétaires à convaincre

Depuis novembre en recherche active de nouveaux terrains dans les localités alentours, le cultivateur, âgé de 53 ans, a aujourd'hui rendez-vous dans un village, où il va s'adresser à une massive assemblée de propriétaires. Il faut "mouiller sa chemise" : "Pour accéder à une exploitation de 2 000 hectares, je dois convaincre environ 900 personnes de me louer leurs lopins de 2 à 5 hectares. Je vais faire un discours en russe. Des amis ukrainiens me servent aussi d'interprètes."

"Coup de cœur sentimental"

Le "Far Est" a pour Thierry Gonet un goût de "Nouveau Monde" : "Il y a cinq ans, avec ma femme, nous avons découvert l'Ukraine lors d'un voyage avec des amis. Je ressentais alors une grande lassitude vis-à-vis de mon exploitation. Ç'a été un coup de coeur sentimental."

Des voyages plus tard et gonflé par l'envie de défi et d'aventure, il succombe à l'appel de ces immenses et fertiles "terres noires" ukrainiennes, loue ses propres terres à un voisin et entraîne son épouse avec lui : "Je n'envisageais pas de refaire ma vie dans ce pays ! Mais malgré les difficultés énormes, Thierry n'a jamais renoncé. Alors j'ai fait volte-face, et il a fini par me faire partager sa passion", explique Patricia Gonet, pour qui le plus dur est d'être coupée de leur dernière fille, 14 ans, et dont elle attend impatiemment la visite la semaine prochaine. "Elle ne souhaitait pas vivre en Ukraine et est actuellement en pension chez les soeurs à Compiègne. On communique sur Skype le mercredi et le week-end, et je rentre en France à toutes les vacances scolaires."

"Tout reste à faire..."

Déracinement et choc culturel garantis. "Il faut comprendre la mentalité des Ukrainiens et aller à leur rencontre. D'autant que la concurrence est de plus en plus rude, car de plus en plus d'Ukrainiens et de groupes étrangers veulent exploiter ces terres dans un contexte de hausse du cours du blé. Et moi, j'agis plutôt seul. En tout cas, il ne faut pas se comporter en conquérant, et gagner la confiance des autorités locales, car dans les villages, tout reste à faire, alors que l'exode rural s'amplifie. Eglise, magasins, routes... On attend aussi de nous que nous participions à la rénovation du village."

Jean-Paul Kihm roule avec des associés

Mais l'aventure n'est pas forcément solitaire. Père de deux grands enfants et déjà à la tête d'une grande exploitation de 700 hectares (colza, blé, orge) en Haute-Marne, qu'il a conservée, Jean-Paul Kihm, 45 ans, a débarqué il y a quatre ans, associé à quatre autres Français, gonflant la cohorte des "nouveaux pionniers" du Far Est. Américains, Canadiens, Allemands, Néerlandais... Les Français ne sont en effet ni les premiers ni les plus nombreux à avoir jeté leur dévolu sur ce pays.

"Un rêve de gamin, une terre mythique"

"On a parcouru tous les pays du bloc soviétique pour faire des business models, et l'Ukraine nous a davantage convaincus que la Roumanie et la Pologne, déjà saturées", explique l'agriculteur-entrepreneur, toujours curieux de voir "ce qui passe ailleurs". "J'ai voulu aussi anticiper par rapport à l'avenir incertain de la PAC (politique agricole commune). Dans notre secteur, le jour où il n'y a plus d'aides, environ équivalentes à la moitié de nos revenus, il y a le risque de ne plus être à l'équilibre." Enfin, l'Ukraine sonne pour lui comme "un rêve de gamin fils d'agriculteur" : "C'est une terre mythique. J'ai toujours entendu mes grands-parents fantasmer sur le grenier à blé de l'Europe. C'est ancré dans l'imaginaire agricole."

3 600 hectares !

En dépit des risques constatés sur place – "J'en connais beaucoup qui sont repartis au bout de deux ans, ce qui n'a pas contribué à donner une bonne image des Français" – , Jean-Paul Kihm a investi dans le blé, l'orge, le soja, les tournesols, le maïs. A Troïskié, au sud-est du pays, non loin de Donetsk et à 250 km de la mer d'Azov. Sur une surface de 3 600 hectares d'un ancien kolkhoze en friche.

"On a retapé les bâtiments en ruine, remis sur pied l'exploitation, semé au bout de 6 mois, et augmenté nos rendements au cours de la deuxième année, avec une quinzaine d'employés ukrainiens." Une affaire qui roule, sous réserve d'être bon gestionnaire : "Il faut être sacrément bien organisé face au manque de semences de qualité, aux difficultés d'approvisionnement en engrais (compter trois mois après la commande) et aux infrastructures (beaucoup de routes en terre)."

"Enormes économies d'échelle"

Mais pour Jean-Paul Kihm, qui s'est mis au russe, est en contact deux à trois fois par semaine avec le maire et participe aux fêtes de village, l'épopée en valait la chandelle : "Outre d'énormes économies d'échelle, et des prix de location des terres trois fois moins élevés qu'en France, l'Ukraine bénéficie des meilleures conditions pédoclimatiques, les terres sont fertiles et nécessitent moins d'intrants. L'immensité des espaces permet de faire plus de rotations des terres et de la culture extensive. Par ailleurs, même si beaucoup de zones rurales vivent encore en quasi-autarcie (ça ressemble sans doute un peu aux années d'après-guerre en France), il existe en Ukraine un réel esprit entrepreneurial. Les autorités nous appuient quand elles peuvent et ne brident pas trop les entreprises."

Possible de louer, interdit d'acheter

Probablement accentuée par la flambée des cours des céréales, la ruée vers l'or vert ukrainien attire depuis une dizaine d'années, mais pour éviter l'accaparement de ses terres, l'Ukraine a mis en place un moratoire courant au moins jusqu'en 2012. Si les investisseurs étrangers peuvent louer des surfaces, il ne peuvent, pour l'heure, pas acheter. Pas de quoi faire flancher Jean-Paul et Thierry, qui sont bien décidés à rester.

 


Jean-Jacques Hervé : "Les terres noires sont bénies des dieux"

L'analyse de Jean-Jacques Hervé, conseiller, à Kiev, du président d'Indexbank, filiale du Crédit agricole / ex-con­seiller du gouvernement ukrainien sur les questions agricoles / auteur de L'Agriculture russe – Du kolkoze à l'hypermarché (L'Harmattan, 2007)

Y’a-t-il beaucoup d’acteurs agricoles français en Ukraine ?
Une vingtaine seulement (sur quelques 200 investisseurs étrangers), beaucoup moins que les Américains ou les Allemands, mais les surfaces sont considérables. L’investisseur français AgroGénération, piloté par Charles Beigbeder, exploite 50 000 hectares. Il vise 100 000 pour 2012.

Quelles sont les motivations pour s'installer là-bas?
Les agriculteurs se posent des questions en France. Leurs exploitations tiennent beaucoup grâce aux subventions européennes. Mais la future réforme de la PAC et un nécessaire rééquilibrage des aides avec les pays de l'Est fait peur : quel avenir si les subventions étaient amenées à baisser ? Que restera-t-il ? D'autre part, les chernozioms (« terres noires » en russe), bénies des dieux, grenier à blé de l'Europe puis de l'URSS, sont connues pour être d'une très grande fertilité, avec un humus stable, qui retient bien l'eau, un vrai garde-manger, pas besoin d'engrais... A seulement trois heures de Paris en avion. Et il y a 40 millions d'hectares de terres agricoles ! Avec un immense potentiel d'exportation : l'Ukraine, qui produit 45 à 50 millions de tonnes de grains chaque année, n'en consomme intérieurement que 25.

Les exploitations peuvent être gigantesques... et rentables ?
En France, la surface moyenne d'une exploitation est de 60 hectares, contre 1 500 à 2 000 en Ukraine. On peut faire de la rotation des terres. Côté rentabilité, en investissant entre 800 et 1 000 dollars par hectare, l'affaire peut être rentable au bout de trois ans (avec une marge de 200 euros par hectare). Pour le moment, il s'agit surtout de polyculture de productions végétales (céréales...), qui demandent au départ moins de mobilisation de capitaux que l'élevage, mais ce dernier progresse et a de l'avenir compte tenu de la demande mondiale et intérieure.

Le débouché vers les agrocarburants n'y a-t-il pas été trop privilégié au détriment de l'alimentation ?
Les espoirs suscités par les agrocarburants de première génération ont, quant à eux, été quelque peu douchés. Les récentes crises dues aux cours des matières premières ont montré qu'il fallait miser sur les agrocarburants avec prudence. il faudra s'assurer que les agrocarburants dits de 2e ou de 3e génération, utilisant toute la plante, puissent se développer sans nuire aux stocks de céréales nécessaires à l'alimentation.

Les contraintes liées au respect de l'environnement sont-elles fortes en Ukraine ? Est-ce une aubaine pour éviter trop de règles ou au contraire est-ce une terre offrant une sorte de "nouvelle chance" de produire autrement que l'agriculture intensive, sur un sol qui n'est pas encore saturé de produits chimiques ?
C'est partiellement vrai. Dans les kolkhozes, les traitements par pesticides ont également pu être excessifs. Mais en effet, pendant très longtemps, en Ukraine, les agriculteurs ont observé des temps de rotations longues, avec certaines terres en jachère durant 5 à 15 ans. Encore aujourd'hui, étant donné l'immensité de la surface agricole, il est possible de pratiquer la rotation des cultures, avec ou sans traitement des sols, ce qui contribue à faire baisser la pression des maladies. C'est en tout cas une terre offrant de vastes possibilités.
  •   Metro
  • 20 February 2011

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