La course aux terres se poursuit

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Le Temps | 29 décembre 2012
La course aux terres se poursuit

Accaparement. Mainmise. Hold-up. Recolonisation. De nombreuses expressions ont été utilisées ces dernières années pour décrire un phénomène nouveau et considéré comme alarmant. Il s’agit de l’achat ou de la location de grandes surfaces des terres, principalement en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud, en vue d’un développement agricole.

Ce n’est pas la première fois que des pays ou des entreprises étrangères investissent dans l’exploitation agricole ou minière dans les pays du Sud.Mais c’est l’arrivée de nouveaux acteurs, notamment des Chinois, des Indiens ou encore des Brésiliens, ainsi que le nombre élevé de transactions foncières qui frappent les esprits. Selon  l’organisation Oxfam, 67 millions d’hectares ont changé demains rien qu’en Afrique, ce qui représente 17 fois la superficie de la Suisse. Le cri d’alarme s’est amplifié du fait que presque la moitié des terres concernées n’est pas affectée à la production alimentaire, mais aux biocarburants. En Sierra Leone, en Afrique de l’Ouest, l’entreprise genevoise Addax Energy a négocié la location de 57 000 hectares à cet effet pour une durée de cinquante ans. Au total, trois entreprises suisses cultivent la canne à sucre ou le jatropha sur 242 000 hectares dans le continent noir.

Le Sénégalais Madiodio Niasse dirige l’International Land Coalition, une sorte d’observatoire qui traque les transactions foncières, sise à Rome.


Le Temps: Comment se poursuivent les achats ou locations de terres agricoles dans lemonde? Est-ce que le phénomène s’estompe?

Madiodio Niasse: On peut parler de vague en 2007-2008, dans le sillage de l’envolée des prix des produits alimentaires et du pétrole ainsi que de la crise financière. Le sommet en termes de volume de transactions foncières a été atteint en 2009. Nous avons remarqué un répit en 2010-2011. En revanche, on peut affirmer que le phénomène est là pour durer, parce que les causes sous-jacentes sont toujours valables. C’est un fait que la demande en produits alimentaires continue à augmenter alors que la production ne suit pas.

– Serait-ce parce qu’une partie des terres est consacrée à la production de biocarburants?

– Les statistiques divergent sur l’affectation des terres. Certains chiffres suggèrent que 50 à 60% des cultures sont consacrés à la production de vivres. Une partie de plus en plus importante des terres est allouée à la production de biocarburants. L’impulsion a été donnée par la directive européenne qui impose 10% de biocarburants dans les réservoirs des véhicules. Ce facteur influence largement les investissements sur l’affectation des terres. On peut par ailleurs noter une tendance suivant laquelle les pays émergents (Inde, Chine et pays du Golfe) investissent dans le but de sécuriser leur approvisionnement alimentaire. Par contre, les investisseurs occidentaux exploitent l’opportunité que représente la politique énergétique européenne.

– Ce phénomène d’achat ou de location de terres a donné lieu à beaucoup de controverses. Quels sont les différents camps?

– Le premier évoque le retour des puissances économiques étrangères en Afrique comme dans d’autres continents, alors que le second parle d’opportunités d’investissement dans l’agriculture, un domaine longuement délaissé mais qui devient tout à coup prometteur. Le premier camp défend les droits des paysans à la terre, l’accès à l’eau ainsi qu’une agriculture durable. Il prône l’arrêt ou un moratoire sur toutes les transactions. A l’inverse, l’autre voit un avantage et estime qu’il faut encourager ce phénomène, mais l’encadrer par un code de bonne conduite. Les deux camps ont entamé une discussion formelle sur les principes d’un investissement agricole durable, mais elle n’a pas abouti. Les positions sont encore trop tranchées. Elles pourraient par exemple déboucher, d’une part, sur une interdiction de grandes transactions et, d’autre part, sur un code de conduite qui serait applicable.

– Qui sont les protagonistes de cette bagarre?

–Dans le camp des opposants, on retrouve les organisations de défense de droits de l’homme et de l’environnement. Dans les pays du Sud, les organisations paysannes ne veulent pas sacrifier leurs droits à la terre et  à l’eau. Dans l’autre camp, il y a les pays investisseurs, les agences de développement (Banque mondiale, FAO, banques régionales de développement), qui y voient une opportunité d’investissement dans l’agriculture, tout en défendant les principes d’un code de conduite, et enfin le secteur privé national et international.

– Quel rôle jouent les Etats qui disposent des terres?

– Il y a trois cas de figures. En premier, il y a ceux qui ont une position claire et une stratégie d’attraction d’investisseurs locaux et étrangers dans l’agriculture. Il s’agit des pays qui estiment avoir un grand potentiel agricole, mais qui n’ont pas de moyens pour l’exploiter. En Afrique, l’Ethiopie est un bon exemple. Ce pays a signé un grand nombre de contrats avec des investisseurs étrangers. Ensuite, il y a des pays qui n’ont pas saisi les enjeux et traitent les demandes au cas par cas, sans suivre une stratégie cohérente. Enfin, il y a les Etats défaillants, où les transactions d’achat ou de location de terres sont entachées par des magouilles et se déroulent dans une totale opacité. En Afrique notamment où, dès les indépendances, les Etats se sont déclarés gestionnaires uniques des terres. De nombreux abus ont été notés ces dernières années. Dans ces pays, des milliers de petits paysans pratiquent une agriculture de subsistance. L’absence de titres de propriété foncière les maintient dans la dépendance. En cas de vente ou de location de terres, les impacts, notamment en termes de déplacement de populations, sont immédiatement visibles. C’est différent en Afrique du Sud, où la tradition de grandes concessions agricoles est courante: les transactions foncières peuvent passer inaperçues. Dans certains pays d’Afrique, mais aussi en Amérique du Sud, nous constatons un mouvement qui défend la souveraineté sur la propriété foncière. Le Brésil et le Pérou, par exemple, ont fixé des plafonds en termes d’investissements étrangers.

– Le phénomène d’achat ou la location de grandes surfaces agricoles a commencé il y a plusieurs années. Peut-on faire un bilan aujourd’hui. Est-ce que la production agricole augmente?

– Les transactions foncières ont débuté dans les années 2007- 2008. Elles portent sur des centaines demilliers d’hectares. Elles prendront des années pour être cultivées. Non, il est prématuré de faire un bilan à ce stade. Toutefois quelques observations s’imposent.

  1. Une grande partie des terres est consacrée à la production de biocarburants.
  2. Seulement une faible partie des terres négociées est en état de développement. On peut dire que sur 100 000 hectares négociés, quelque 2000 hectares seulement sont exploités. Résultat: il y a une paralysie d’investissement sur des larges surfaces de terres.
  3. La signature d’un contrat n’est que le premier pas. Par la suite, la planification et samise enoeuvre prennent du temps, souvent plus que prévu.
  4. Les impacts sur les populations locales, l’environnement et la biodiversité sont souvent négatifs.
  5. Les investisseurs font beaucoup de promesses,mais ne les respectent pas, ce qui engendre de la frustration.
  6. Là où la production a effectivement débuté, elle est le plus souvent exportée. De fait, la question de la sécurité alimentaire dans les pays d’accueil continuera à se poser. Les tendances actuelles laissent même présager une aggravation.
  7. Le manque de création d’emplois et le détournement des cours d’eau au profit des grandes exploitations mettent les populations locales en colère.

– A quoi servent les codes de conduite formulés par diverses organisations pour régir les transactions foncières?

– Ce n’est pas à l’investisseur de contrôler son placement. Il appartient aux Etats d’évaluer les enjeux, le potentiel en termes de terres et la nécessité de protéger les ressources naturelles (eau, biodiversité). Les grands pays comme l’Inde et la Chine, qui ont connu une révolution verte dans les années 80, n’arrivent plus à satisfaire leurs besoins en vivres. Leur objectif est de sécuriser l’approvisionnement alimentaire pour leur population qui consomme de plus en plus, alors que leur capacité interne de produire des vivres est limitée. Pour ces pays, qui ont connu des famines, l’enjeu est important. D’autant qu’ils savent qu’ils ne peuvent pas compter sur le marché. L’argent ne suffit pas à satisfaire la demande. Dans le passé, des pays riches comme le Qatar en ont fait l’expérience et cherchent à tout prix aujourd’hui à assurer l’approvisionnement alimentaire. Dans ce contexte, ce sont les pays d’accueil qui sont en position de force, et eux qui doivent veiller à l’application des codes de conduite qui ne sont toutefois pas contraignants.

– Quel est le rôle des spéculateurs dans les transactions foncières?

– Les terres sont devenues un créneau d’investissement alternatif depuis la crise bancaire. C’est la raison pour laquelle des fonds spéculatifs et des caisses de pension y sont présents avec de grands moyens. Les multinationales de l’agroalimentaire misent aussi sur des terres pour assurer l’approvisionnement des matières premières agricoles.

– Quelle place occupe l’International Land Coalition dans ce phénomène?

–Nous sommes une organisation intergouvernementale et de la société civile. Nous sensibilisons les Etats sur les enjeux. Nous essayons de promouvoir la transparence dans les transactions. Nous sommes une source unique d’informations. Notre programme «Land Matrix» sur Internet est libre d’accès et offre des informations détaillées sur les transactions. Il a aussi une fonction d’alerte pour les négociations en cours.
 

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