Un accaparement de terres éthique?

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Les paysans n’ont généralement qu’une vague connaissance des projets agro-industriels qui vont s’installer sur leurs terres (ici en Sierra Leone, une exploitation de Addax Bioenergie). Miges Baumann/Ppp
Le Courrier | 04 mars 2016

Un accaparement de terres éthique?

Christophe Koessler

De nombreux codes de conduite et autres «principes» volontaires ont été adoptés pour amenuiser les impacts négatifs d’achats de terres à grande échelle dans les pays du Sud. Leurres ou garde-fous?

La propriété privée continue à étendre son emprise jusque dans les lieux les plus reculés du globe, en particulier là où les communautés paysannes n’ont pas de titres fonciers. L’accaparement de terres, en majorité mis en œuvre par des sociétés transnationales, en est l’une des méthodes efficaces. Depuis le début des années 2010, l’acquisition par des privés de larges étendues de terrains agricoles dans les pays du Sud dans le but d’en tirer de juteux bénéfices a atteint des proportions alarmantes. Près de deux cent trente millions d’hectares seraient en voie d’acquisition, selon les dernières estimations[1].

Aussi, de nombreuses initiatives ont été lancées pour tenter de réguler ce secteur connu pour évincer des paysans de leurs terres et détruire les forêts. D’innombrables directives ou autres principes directeurs volontaires ont vu le jour sur le plan international afin de guider Etats et entreprises lors d’achats de terre à grande échelle. Une conférence faisait le point sur ce thème le 14 janvier à Berne, sous l’égide de Pain pour le prochain et du Centre pour le développement et l’environnement de l’Université de Berne.

Beau sur le papier

Autour de la table, deux des intervenants se sont accordés sur l’utilité de certains de ces textes internationaux. En particulier les Directives volontaires sur le foncier, chapeautées par l’Agence des Nations unies sur l’agriculture (FAO). Résultat d’une large consultation auprès de la société civile, ces principes reconnaissent les droits fonciers des communautés paysannes (même si elles n’ont pas de titre de propriété) et consacrent l’impératif du respect des droits humains de la part des entreprises. Le texte établit de nombreux autres gardes-fous et prévoit que l’Etat s’assure que les investissements soient responsables et respectueux de l’environnement.

«Même si elles sont volontaires, ces normes sont importantes car les entreprises ont beaucoup à perdre en termes de réputation», a déclaré Christina Blank, de la Direction de la coopération et du développement (DDC). La fonctionnaire suisse a elle-même présidé les négociations sur d’autres règles internationales: les Principes pour un investissement responsable dans l’agriculture et les systèmes alimentaires, du Comité de la sécurité alimentaire mondiale.

Justifier l’accaparement?

«Tout dépendra de la mobilisation de la société civile pour les mettre en œuvre», a estimé pour sa part Philip Seufart, de FIAN, ONG spécialisée dans le droit à l’alimentation qui s’est beaucoup investie pour obtenir les directives de la FAO. «Depuis leur adoption, de nombreux mouvements sociaux et communautés de part le monde les ont utilisés dans leurs luttes. C’est un outil de mobilisation et de renforcement des capacités locales», s’est-il réjouit. Le fait que les Etats eux-mêmes aient signé ce document est aussi un outil de légitimation pour la société civile dans son dialogue avec les gouvernements.

Mais Philip Seufart déplore que certaines multinationales utilisent ce document pour redorer leur image et faire passer des accaparements de terres controversés pour des investissements responsables.

Incompatible avec la souveraineté

C’est précisément pour cette raison qu’une autre ONG internationale, Grain, s’oppose, elle, de front à ces régulations volontaires: «Cette approche, si elle part d’une bonne intention, revient à donner du crédit aux achats massifs de terres par de grandes entreprise et à les exempter de l’appellation négative ‘accaparement’», écrit le collectif dans un document publié en octobre 2015. Nombreux exemples à l’appui, Grain assure que cette stratégie s’est montrée contreproductive ou au mieux sans effet. Comme au Libéria, où la compagnie Golden Agri Ressource, membre d’une initiative importante de responsabilité sociale, la Table ronde pour une huile de palme durable (du WWF), a mis la main sur 225 000 hectares de terres sans même prendre la peine de remplir son obligation de consulter les populations locales gravement lésées.

Au final, conclut Grain, «il y a un choix politique à faire entre promouvoir l’agrobusiness ou favoriser la paysannerie et ses systèmes alimentaires. L’accaparement de terres, même sous ses meilleures pratiques, reste incompatible avec la souveraineté alimentaire, les droits humains et le bien être des communautés.»

Les paysans nourrissent le monde

Une vision qui se heurte à celle de la Coopération suisse au développement: «800 millions de personnes souffrent encore de malnutrition sur la planète. Nous avons donc besoin de davantage d’investissements dans l’alimentation, et le secteur privé joue un rôle crucial», a déclaré Christina Blank, de la DDC. Une affirmation contredite à Berne par Chantal Jacovetti, de la Coordination nationale des organisations paysannes du Mali, membre de Via Campesina: «Les petits paysans, qui fournissent 70% de la nourriture mondiale en n’utilisant que 25% des terres cultivées, produisent assez pour 9 milliards de personnes. Mais un tiers de ces aliments finissent à la poubelle. Les vrais investisseurs, ce sont les petits producteurs, pas les multinationales!».

Et Henk Hobbelink, coordinateur de Grain, de rappeler que la majeure partie des accaparements de terres servent à produire de l’huile de palme, du soja et du maïs OGM, qui sont utilisées soit comme agrocarburants, soit comme aliments pour les animaux d’élevage dans les pays du Nord. I

Au Bénin, les paysans contre-attaquent

La lutte des paysans béninois contre les accaparements de terre pourrait faire des émules. Grâce à leur persévérance, ils ont obtenus en 2013 des gardes-fous dans la nouvelle loi nationale sur le foncier. Simon Bodea, secrétaire général du syndicat Bénin Synergie paysanne, était à Berne pour présenter son travail. «Chez nous, ce sont surtout des élites locales, politiciens ou hommes d’affaires, qui acquièrent légalement ou frauduleusement entre 200 et 3000 hectares, en déplaçant parfois les paysans. Mais des étrangers ont aussi acquis de grandes parcelles», explique l’agriculteur.

Leur but serait spéculatif, selon lui: thésauriser afin de revendre à des investisseurs internationaux. «Une firme malaysienne s’est montrée intéressée à planter 200 000 hectares de palmiers à huile, une chinoise en a réclamé 10 000, et la multinationale française Bolloré 10 000 autres, sans succès pour l’instant.»

Il faut dire que la tentative du gouvernement béninois de légaliser ces achats massifs de terre agricole a partiellement échoué. «Nous avons su que c’est sous la pression du Millenium Challenge Account (une agence d’«aide» créée par le Congrès étasunien, ndlr) que le président a voulu modifier la loi pour faciliter ces acquisitions», raconte Simon Bodea.

C’était sans compter sur la pugnacité des paysans béninois pour protéger leurs terres. «Nous avons obtenu l’inscription de la moitié de nos revendications dans la nouvelle loi.» Premièrement, les terres communales habitées depuis des siècles par les communautés locales ne passeront pas aux mains de l’Etat. C’était la volonté du président Boni Yayi pour que le gouvernement puisse vendre à sa guise les terrains convoités par les investisseurs.

Ensuite, les achats seront limités à 1000 hectares (le syndicat demandait un maximum de 100 hectares)[1]. Lors des ventes de parcelles de taille relativement modeste, de 2 à 20 hectares, le Conseil communal concerné devra donner son aval. Mais pour les propriétés les plus vastes, ce sera respectivement le ministre de l’Agriculture ou le Conseil des ministres qui délivrera l’autorisation.

Enfin, seuls des ressortissants béninois ont désormais le droit d’acheter des terrains. Avec un bémol de taille cependant: les étrangers pourront louer les superficies qu’ils désirent exploiter (l’accaparement passe souvent par des locations). En revanche, tout acquéreur ou locataire aura désormais l’obligation de mettre en valeur les domaines sous leur contrôle. Ce qui devrait entraver les opérations de pure spéculation.

Mais Simon Bodea ne se fait pas d’illusions. Pour que cette loi soit suivie d’effet, la vigilance et la mobilisation citoyenne devront redoubler: «C’est pour cela que Synergie paysanne œuvre à la sensibilisation des petits producteurs à leurs droits, au renforcement de leurs capacités de réactivité et de résistance afin qu’ils puissent se mobiliser face à toute atteinte à leurs intérêts, et que les paysans démunis accèdent à la terre.»

A cette fin, la démocratisation du pays devra aussi se poursuivre. Les prochaines élections présidentielles permettront-elles d’aller dans ce sens? Difficile à dire. Le syndicat national des paysans du Bénin ne donne pas de consigne de vote entre les deux candidats au coude à coude dans la dernière ligne droite de la campagne. «Nous nous contentons de les interpeller. Le Bénin dispose d’une base démocratique et de la liberté d’expression. Mais il reste beaucoup à faire», estime Simon Bodea. La séparation des pouvoirs n’est par exemple pas assurée: «C’est le chef de l’Etat qui nomme le président de la Cour suprême et du Conseil de l’audiovisuel. La corruption et le clientélisme profitent aussi de la faiblesse de notre base juridique. Il nous faut une réforme de la Constitution.» CKR

[1] Pour donner un ordre de grandeur, précisons qu’une majeure partie des paysans béninois doivent se contenter de 0,5 à 3 hectares.


[1 ] Quarante deux millions d’hectares de terres accaparées dans le monde on pu être recensées précisément par la base de donnée publique Land Matrix, qui porte sur les achats de terres (effectués ou en cours). www.landmatrix.org Mais l’Oxfam, l’oeuvre d’entraide britannique, estime que 227 millions d’hectares sont concernés au total.


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