Les dessous de la saga Senhuile

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L'Etat doit avoir un regard contraignant en ce qui concerne les activités, l’emploi et le partage des bénéfices de cette société, dès lors que son investissement ne repose sur aucune évaluation approfondie des impacts sociaux, économiques et environnementaux.
EnQuête | 6 mars 2015

BRAS DE FER ENTRE LES TRAVAILLEURS ET LE DG MASSIMO CASTELLUCCI
Les dessous de la Saga Senhuile

Alors que Senhuile annonce avoir augmenté son capital à la vitesse lumière, ses pratiques d'une autre époque précarisent les travailleurs, font monter la colère des populations du Ndiael où sont implantées ses terres arables, et rendent à peine service à l'économie sénégalaise. Et aux orientations de l'Etat du Sénégal dans sa quête pour l'autosuffisance alimentaire. En vérité, Senhuile dévoile de plus en plus un visage qui ne laisse plus de doute quant aux intentions réelles cachées derrière une prétendue volonté de créer des milliers d'emplois au Sénégal.

Installée dans la douleur au Ndiael, Senhuile, filiale de Tampieri Financial Group, grande société familiale de holding créée en Italie en 1965, n'en finit plus de poser des actes aux conséquences désastreuses pour la paix sociale, au risque de provoquer de nouveaux drames familiaux. Mais pour mieux comprendre ce qui soutient les pratiques de Senhuile, toutes articulées autour de ce qu'il est convenable d'appeler "le profit, rien que le profit, quelles qu’en soient les conséquences", EnQuête fait d'abord une incursion dans les non-dits de l’accouchement de Senhuile.

Tampieri endort Senethanol et l'Etat du Sénégal

Deux actionnaires contrôlent directement Senhuile SA lorsque l’entreprise fut créée à Dakar le 26 juillet 2011, à la même adresse que Senethanol, avec un capital initial de 10 000 000 F CFA dans un contexte où il fallait tirer parti de la nouvelle politique gouvernementale d'Abdoulaye Wade de soutien au développement des agro carburants. Il s'agit de Tampieri Financial Group Spa (51%) et Senethanol SA (49%). Or, selon son actionnaire majoritaire, Tampieri Financial Group, la mission de Senhuile est "d’obtenir des concessions pour la production de graines de tournesol destinées à l’exportation vers l’Italie". Et c'est là tout le problème car dès le départ, plusieurs enjeux et intérêts inavoués, n'allant pas forcément dans la même direction, sont imbriqués. En effet, l’Italien Tampieri Financial Group qui a rejoint Senethanol pour créer la joint-venture Senhuile, avait des motivations très éloignées de celles de Senethanol ainsi que celles de l'Etat du Sénégal.

Il faut remonter à une interview accordée à la chaîne de télévision italienne RAI-3, le dimanche 18 décembre 2011, par Giovanni Tampieri, le patron de Tampieri Financial Group, pour en avoir une explication limpide. Interrogé sur ce que Senhuile devra produire au Sénégal, Giovanni Tampieri déclare : "Ce n'est pas vrai que nous allons produire des biocarburants. Nous voulons sauver notre usine de Faenza qui produit de l'huile et qui est menacée de fermeture.

Nous avons des difficultés à jongler avec les prix de ses matières premières venant des pays de l'Est, dont les fonds sont logés aux Etats-Unis. En nous installant au Sénégal, nous savons au moins ce que vont coûter le carburant, la main d'œuvre et le reste. Nous ne voulons pas fermer comme Omsa qui s'est délocalisé de Faenza pour s'implanter maintenant à l'Est." Mais ce que Tampieri ne dit pas, c'est que l'Etat italien a mis en place un fonds très convoité de plus de 200 milliards d'Euros pour la période 2013-2032 pour inciter à la production d'électricité d'origines renouvelables. D'où la ruée de ces sociétés italiennes vers les terres des pays de l'Est et de l'Afrique où la matière première et la main d'œuvre seront à moindre coût.

Au même moment, Senethanol SA dont la tête pensante est Benyamin Dummai, un agriculteur expérimenté, veut multiplier ses profits en tirant parti du vaste potentiel du marché local sénégalais encore très dépendant de l'importation de produits comme le riz, le maïs ou encore l'huile de cuisine. Dans sa vision, Benyamin Dummai espère faire de Senhuile un acteur incontournable de la chaîne de production alimentaire. Une position bien connue de la journaliste de la RAI-3 qui faisait l'interview avec Giovanni Tampieri, d'où sa question : "Et que faites-vous de votre partenaire qui n'est pas intéressé par votre huile ?"... Réponse de Tampieri : "Ils n'ont que 49% tandis que j'ai 51%. C'est moi qui commande!"

Pendant ce temps, les autorités sénégalaises de l'époque espèraient que la naissance de Senhuile sonnerait le déclic d'une production de biocarburants en grande quantité avec, en parallèle, une création de plus de 2 000 emplois. On le voit donc, tout est parti pour une cohabitation, plus qu'agitée, d'intérêts hétéroclites. Mais à force de compromis, le projet finit par voir le jour dans le Ndiael en 2012, après une autorisation du président Macky Sall alors nouvellement élu à la tête du Sénégal.

L'éphémère règne de Dummai

Dès son installation sur 20 000 hectares dans le Ndiael, les populations soutenues par les ONG remettent en question le modèle de développement du projet et l’immense déséquilibre dans le rapport de forces entre les populations affectées et l’entreprise Senhuile. Mais les communautés locales sont surtout déterminées à résister au projet qui, selon eux, nie leurs droits et menacent leur survie. Nommé directeur général de Senhuile, Benyamin Dummai accepte quelques compromis, recrute une main d'œuvre parmi les populations et met en œuvre sa stratégie consistant à produire, d'abord et avant tout, des spéculations en rapport avec les besoins du marché local sénégalais. Ce qui est très loin des calculs de Tampieri, l'actionnaire majoritaire. Dummai et son équipe réussissent une production de plusieurs milliers de tonnes de maïs et de riz, principalement, vendues aux Grands Moulins de Dakar. Fin avril 2014, Tampieri et ses satellites sénégalais dans Senhuile obtiennent la tête de Benyamin Dummai qui est limogé. Un mois plus tard, il est arrêté pour détournement présumé, nonobstant la validation de son bilan par le commissaire aux comptes de Senhuile.

La main lourde de Tampieri

Pour reprendre en main ce qui est désormais son projet, Giovanni Tampieri déclare le 30 mai 2014 dans Financial Afrik, à la journaliste Christelle Marot, que M. Massimo Castellucci, le remplaçant de Benyamin Dummai, est un "homme de la maison Tampieri depuis 11 ans, et directeur financier de Senhuile depuis janvier 2014". Dans le même entretien, Giovanni Tampieri déclare que "le capital de Senhuile est détenu à 51% par le groupe Tampieri et à 49% par Senethanol Sa, dont le principal interlocuteur pour nous est Gora Seck". Curiosité, Gora Seck qui reste le président de Senhuile n'a nullement été concerné par la révocation du mandat d'administrateur de Senethanol Sa, décidée en conseil d'administration le 15 juillet 2014, mais c'est bien Benyamin Dummai qui en a fait les frais.

Autre curiosité, c'est la nomination de Massimo Castellucci comme directeur général "pour une durée indéterminée" avant même la "reconduction de ses pouvoirs de signature". En effet, le conseil d'administration de Senhuile a considéré M. Castellucci comme démissionnaire ayant perdu ses qualités d'administrateur en même temps que Giovanni Tampieri et Alexandra Tampieri depuis le 1er février 2012. Leur remplacement par Carlo Tampieri et David Tampieri au nom de Tampieri Financial Group a été validée par une décision formelle du conseil d'administration sous le numéro SN-DKR-2012-M-2422 du 23 février 2012.

Autre bizarrerie, c'est le conseil d'administration, et non l'Assemblée générale extraordinaire, qui a décidé d'une augmentation du capital de 10 millions de francs CFA à plus de trois milliards de francs CFA. Ce qui est une violation des statuts même de Senhuile qui stipulent en l'article 8, conformément aux normes de l'OHADA, que "l'Assemblée générale extraordinaire des actionnaires délibère à la majorité des 2/3 sur l'évaluation des apports en nature ou l'octroi des avantages particuliers et constate, s'il y a lieu, la réalisation de l'augmentation du capital". Autant d'indications sur la volonté affichée par Tampieri de passer en force pour avoir une main libre sur Senhuile.

Les travailleurs de Senhuile écrasés sur la route de Tampieri

La création d’emplois a été l’un des principaux arguments utilisés pour convaincre les communautés locales d'accepter l'installation de Senhuile dans le Ndiael. Mais depuis que le groupe Tampieri suit directement le projet, les licenciements font légion et tous les acquis obtenus sous l'ancienne direction, comme les dons de fourrage pour les communautés, ont été annulés. Mais les travailleurs paient le plus lourd tribut. Ce sont 20 prestataires qui ont d'abord été remerciés, puis 83 travailleurs contractuels et dernièrement une vingtaine de journaliers. D’autres travailleurs sont soumis à des pressions pour partir ou renoncer à certains de leurs privilèges.

Il est d'ailleurs intéressant de constater que sur le site Internet de Senhuile, il est mentionné que la société emploie entre 500 et 700 travailleurs. Or dans un entretien en début février avec EnQuête, le directeur général M. Massimo Castellucci indique : "l’entreprise compte 218 emplois directs plus les emplois indirects". Et d’ajouter : "Compte tenu de l’impact social et de la proximité du projet Senhuile avec les villageois, la nouvelle direction de la société a pris la décision de ne pas faire de licenciements mais de proposer des départs négociés. Même les salariés en CDD (contrat à durée déterminée) et en fin de contrat ont bénéficié du système des départs négociés."

EnQuête est en mesure de dire, sur la base d'un constat interpellatif fait par maître Papa Gningue, huissier de justice, le 18 décembre 2014, que l'histoire est tout autre. Le document révèle que M. Moussa Diagne le directeur des ressources humaines de Senhuile a été chargé de proposer une prime de départ de trois mois de salaire nets sans impôts à 83 travailleurs. Devant le refus d'accepter cette offre par certains ouvriers, Moussa Gningue a déclaré qu’ordre lui a été donné de procéder à "leur licenciement pur et simple". Et alors que M. Gningue informe l'huissier que Senhuile attend une réponse pour procéder au licenciement de ces travailleurs, ces derniers se sont radicalisés. C'est ainsi qu'une tentative de conciliation a été tenue le 8 janvier 2015 à l'Inspection régional du travail de Saint-Louis.

Le procès-verbal de cette rencontre signé par l'Inspecteur régional du Travail, dont EnQuête a obtenu copie, est formel. Senhuile a violé le code du travail en vigueur au Sénégal. Selon le procès-verbal, "la Direction de Senhuile n'a pas respecté la formalité préalable de recherche de solution avec les délégués du personnel, notamment les possibilités ou solutions alternatives pour éviter le licenciement pour motif économique. Ainsi l'inspecteur a demandé à Senhuile de se conformer à l'article L.61 du code du travail en convoquant l'ensemble des délégués du personnel à une réunion." Il faut souligner que M. Moussa Diagne, le directeur des ressources humaines de Senhuile, a refusé de signer le procès-verbal de l'inspection du travail.

Au lieu de suivre les recommandations de l'inspection régionale du travail, M. Massimo Castellucci, directeur général de Senhuile, a envoyé aux travailleurs, le 27 février dernier une proposition indécente de précarisation de leur condition sous la forme d'une "modification de contrat de travail" dont EnQuête détient une copie, pour leur demander d'accepter une réduction de leur salaire mensuel net à hauteur de 25000 FCFA. "Une insulte à notre dignité", selon tous les travailleurs contactés par EnQuête. Pire, c'est une violation nette de la charte éthique de Tampieri Financial Group qui décline dans le premier chapitre, sur ses principes, que "Le personnel est la ressource essentielle de la société: le respect, les opportunités de développement et la reconnaissance des mérites personnels représentent des lignes directrices. Les employés sont tous traités avec la même dignité et indépendamment de leur importance".

Le calvaire des travailleurs de Senhuile et les drames familiaux en perspective interpellent urgemment les autorités compétentes sénégalaises qui ont le devoir de s’assurer que l’entreprise respecte les droits de ses travailleurs et des habitants du Ndiael en plus de garantir que les personnes dont les droits ont été violés ont accès à un recours effectif. L'Etat doit avoir un regard contraignant en ce qui concerne les activités, l’emploi et le partage des bénéfices de cette société, dès lors que son investissement ne repose sur aucune évaluation approfondie des impacts sociaux, économiques et environnementaux.

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BENYAMIN DUMMAI (ANCIEN DG DE SENHUILE)

‘’Je n’ai jamais été condamné’’

Ancien patron de Senhuile Sa, Benyamin Dummai est enfin sorti de sa réserve pour livrer sa part de vérité sur la saga de l’entreprise italienne implantée à Ndiael. Et la direction actuelle en a pris pour son grade

C’est un homme dépité que nous avons trouvé dans son domicile de Fann résidence à Dakar. Benyamin Dummai ronge son amertume et nous accueille avec prudence. "Je ne veux pas parler à la presse. Certains journalistes m’ont fait beaucoup de tort. Mon nom a été traîné dans la boue sans que personne ne cherche réellement à savoir la vérité". A force de conciliabules pour expliquer que nous sommes là pour écouter sa version de la saga Senhuile, l’homme finit par accepter de nous parler, non sans ériger des barrières.

"Vous savez, il y a beaucoup de choses sur lesquelles je ne suis pas encore prêt à parler. Après plusieurs mois passés en préventive, je profite maintenant de quelques moments avec ma famille". Et à la question de savoir sa part de vérité sur les accusations de détournement portées contre sa personne par la nouvelle direction de Senhuile, M. Dummai répond sans détour : "Vous croyez qu’étant actionnaire principal, je vais détourner mon propre argent ? Ce projet est mon idée car pour moi, il y a beaucoup d’argent, de l’emploi et de la richesse à créer dans ce pays (le Sénégal) où presque tous nos produits alimentaires sont importés alors qu’avec un peu d’imagination nous pouvons exporter".

Et quid de ses démêlées judiciaires au Brésil ? Benyamin Dummai affirme qu’il n’a jamais été condamné. "C’était un malentendu avec mes banquiers qui ont d’ailleurs fini par engager un compromis avec moi pour que je n’aille pas au bout de mes intentions de les poursuivre en justice. Dans la deuxième affaire, j’exportais des fruits qui ont pourri en cours de route avant d’arriver à destination. J’ai refusé de payer et certaines personnes n’en parlent qu’en mal". Et lorsque nous lui demandons de se prononcer sur son limogeage du poste de directeur général de Senhuile, Benyamin Dummai déclare : "Je ne peux vous en parler pour le moment. Vous imaginez ma déception face à la trahison".

Le regard lointain, Benyamin Dummai se lâche : "Vous savez, on a même fait croire à la presse que le Nitromax que j’ai introduit pour fertiliser les sols est un produit toxique, or il n’en est rien du tout. C’est un tensioactif liquide bio très concentré, utilisé pour ameublir le sol et aider un mouvement ascendant et descendant de l'eau. Dites-moi où est-ce qu’il est toxique ? Vous voyez, c’est pourquoi, je ne veux pas parler maintenant. Ce que je peux vous dire en revanche, c’est que je ne suis pas ce monstre qu’on veut vous faire croire. Allez au Ndiael et tout le monde vous dira ce que j’ai fait là-bas et les relations exceptionnelles que j’ai eues avec les populations. Je n’ai pas de doutes que les travailleurs regrettent mon limogeage. Le moment venu, je vous dirai, à cœur ouvert, tout ce que vous voulez savoir…

Mame Talla Diaw 
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