Le mythe de l’accaparement des terres africaines

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Sur la photo, un homme mène son bétail aux abords de la capitale malgache, Antananarivo, 22 nov. 2010. Crédit photo : REUTERS/Siphiwe Sibeko

Foreign Policy | 20 octobre 2015 [EN]

(Traduit de l'original par GRAIN)

Le mythe de l’accaparement des terres africaines

L’Afrique est-elle vraiment en train de passer aux mains des investisseurs étrangers ? Les choses ne sont pas si simples.

TILL BRUCKNER

Au cours des dernières années, les médias n’ont pas cessé de parler d’une ruée sur les terres africaines qui serait d’une ampleur et d’une audace ahurissantes. Parmi les grands moments, on se souvient de la cession de plus de 300 000 ha de terres éthiopiennes à une seule et unique entreprise indienne et du tristement célèbre épisode où Madagascar avait annoncé avoir cédé près de la moitié de ses terres arables à un conglomérat sud-coréen, sans aucune contrepartie. Toutes les transactions qui ont fait les gros titres ne concernaient pas l’agriculture : il y a eu aussi ce parc safari de 150 000 hectares octroyé à la famille royale de Dubaï près du parc du Serengeti en Tanzanie et les manœuvres secrètes de compagnies d’exploitation forestière étrangères pour obtenir de raser les forêts sur un quart de la superficie du Liberia. Mais ce sont les projets agricoles qui ont surtout retenu l’attention.

Selon une estimation, en l’espace de quelques années seulement, les investisseurs étrangers se sont emparés dans le monde en développement de l’équivalent de toutes les terres agricoles de la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et l’Italie réunies. De nouvelles données compilées par des chercheurs au Sénégal suggèrent toutefois que les chiffres si impressionnants qui sont généralement compilés et rapportés par des groupes d’activistes opposés aux transactions foncières à grande échelle, sont grandement surestimés. Il est vrai que l’opacité qui entoure les transactions foncières fait que nul ne sait exactement combien de surface a réellement changé de mains en Afrique. De plus en plus de recherches indiquent un processus récurrent dans lequel l’incertitude des droits de propriétés et les différends politiques poussent des investisseurs mondiaux, après une période d’euphorie initiale, à annuler les transactions proposées ou à laisser tomber leurs projets agricoles sur le continent.

On a commencé à parler d’ “accaparement mondial des terres ” en 2008, quand les prix alimentaires sur les marchés internationaux ont explosé suite au boom des biocarburants et à l’augmentation de la consommation de viande et de produits laitiers en Asie, entraînant des émeutes dans le monde entier et forçant les pays producteurs de céréales à introduire des interdictions d’exportation. Les Néo-malthusiens ont sonné l’alarme et annoncé une nouvelle ère de déficits alimentaires. Ils déclaraient que la pression exercée sur les réserves planétaires de terres arables s’était accrue de manière inexorable en raison de la croissance démographique et des modes de consommation exigeant un usage intensif des terres. Selon une étude menée en 2008, il faudrait un minimum de 515 millions d’hectares supplémentaires pour pouvoir satisfaire en 2030 les besoins de l’humanité en nourriture, en bois et en biocarburants, soit près de deux fois la superficie en réalité disponible.

Pendant que les experts en développement prédisaient la catastrophe, les investisseurs internationaux se réjouissaient, eux, de cette occasion en or. Soudainement, la terre agricole devenait un investissement sexy, qui combinait une offre limitée, une demande assurée et – alors que la crise financière internationale commençait à faire mal – une impression de solidité, de sécurité et des risques relativement réduits. Quand les investisseurs potentiels se sont rendu compte qu’ils pouvaient louer d’énormes zones de terres agricoles en Afrique avec un bail allant jusqu’à 100 ans, presque sans obligations et pour un prix qui pouvait descendre à un dollar l’hectare, ils ont perdu la tête.

Mais les problèmes ont commencé à se multiplier une fois que les investisseurs ont été sur le terrain. Dans certains cas, les tout nouveaux propriétaires ont découvert qu’ils avaient énormément sous-estimé les défis qu’ils auraient à affronter pour convertir leurs nouveaux fiefs en exploitations agricoles capables de générer des bénéfices. Dans d’autres cas, les relations entre les acheteurs étrangers et les populations locales ont dégénéré et tourné au conflit, provoquant même parfois de violents affrontements, chaque camp considérant que les terres leur appartenaient de façon légitime. Au Mozambique, une société d’investissement s’est trouvée face à tout un village possédant même son propre bureau de poste, sur des parcelles qui lui avaient été décrites par les fonctionnaires du gouvernement comme des terres inoccupées. Il semble que les évictions forcées aient privé beaucoup de petits producteurs africains de leur maison et de leurs sources de subsistance et les organisations d’activistes ont fait état de communautés entières chassées de leurs terres ancestrales pour laisser la place à des plantations géantes. En 2014, un titre du Guardian « La Banque mondiale et le système de compensation carbone des Nations Unies “complices” d’un accaparement des terres frisant le génocide, disent les ONG » résumait avec éloquence les histoires de la dépossession de tout un continent entretenue par l’appât du gain.

Ce genre d’histoires trop simplistes est aujourd’hui remis en cause par des chercheurs d’Afrique qui soutiennent que les quantités de terres réellement cédées sont bien inférieures à ce qu’on croit habituellement. Les gouvernements africains dévoilent rarement qui accapare quoi, quand, où et selon quelles conditions, et encore moins combien. Une étude menée par Oxfam concluait que l’opacité est la norme dans tout le monde en développement. « Il est terriblement difficile de savoir exactement combien de terres ont changé de mains, à cause du manque de transparence et de la culture du secret qui entourent souvent ces transactions, » déplorent les militants anti-pauvreté.

Prenons l’exemple de la plus grande transaction foncière du Sénégal. Senhuile, une joint-venture très controversée mise en place par une coalition assez trouble d’investisseurs étrangers et locaux, est censée avoir acquis 45 000 hectares. Simon Guillouet, un cartographe qui travaille à Dakar au bureau du CIRAD, un centre de recherche agronomique, a récemment comparé quatre cartes différentes du projet phare de Senhuile.

Trois de ces cartes émanaient d’instances gouvernementales et l’une provenait de l’entreprise elle-même. Chacune montrait une zone différente. « Je pense que la différence entre les cartes est une façon de cacher la vérité, » affirme-t-il. « Il n’y a aucune transparence et tous les contrats sont secrets. Ni les entreprises ni l’État ne veulent donner d’information. »

Dans ce contexte, explique Guillouet, les groupes de défense qui ont compilé et assemblé les données sur l’accaparement des terres naviguaient à vue. « Les rapports des ONG surestiment très souvent à la fois le nombre des transactions et la superficie de chaque transaction, » indique-il. « Les groupes locaux, en particulier, ont pour objectif de mobiliser les gens contre un projet. Ils collectent des données intéressantes sur certains aspects des transactions foncières, en montrant par exemple comment les entreprises peuvent manipuler les populations locales, mais ils n’ont aucune expertise en cartographie et leur méthodologie est défaillante. »

En utilisant l’imagerie satellite, le cartographe a pu déterminer que le projet phare de Senhuile couvrait 20 000 hectares. Nul ne sait avec certitude ce qu’il en est des autres parcelles que Senhuile prétendait auparavant contrôler ailleurs. Le chiffre de 45 000 hectares, diffusé par Senhuile et adopté ensuite par les ONG, a fait les gros titres ; ce chiffre semble inclure une transaction très médiatisée de 20 000 hectares abandonnée par la suite.

Ce genre d’erreur de comptage est courant dans le secteur, font remarquer les experts. Beaucoup d’ONG assemblent simplement les chiffres cités dans les rapports des médias locaux et ceux-ci ont tendance à couvrir les déclarations visionnaires initiales, plutôt que les transactions plus prosaïques, plus discrètes qui ont réellement lieu, si toutefois elles ont lieu. « Il est difficile d’évaluer si le nombre de transferts fonciers est en réalité sous- ou surestimé, surtout quand il n’existe pas de cadastre ou de registre foncier, » souligne Marie Gagné, une doctorante basée à Dakar, qui travaille sur les transactions foncières. « Il se peut que les groupes qui sont opposés aux transactions foncières rapportent les chiffres disponibles les plus élevés, tandis que les partisans de l’agrobusiness cachent le fait que plusieurs transactions n’ont probablement pas été rentrées dans les bases de données. »

Guillouet, qui cartographie actuellement les transactions foncières au Sénégal en combinant l’imagerie satellite et la surveillance de terrain par GPS, est arrivé à la conclusion que la fréquence et l’ampleur des transferts fonciers dans le monde en développement sont presque certainement bien inférieures à ce qu’affirment les groupes de plaidoyer. Ainsi deux ONG sénégalaises ont annoncé aux médias que des acteurs locaux et internationaux avaient saisi un total de 845 000 hectares, soit presque le quart de toutes les terres arables du pays. « Elles sont vraiment convaincus de ce chiffre, » note le cartographe. «  Mais le chiffre réel est probablement inférieur à 100 000 hectares, pour l’ensemble des entreprises agroindustrielles nationales et étrangères, sans compter les mines ; et environ la moitié de cette superficie concerne des investisseurs étrangers. » Il souligne également que dans certains cas – mais pas dans tous les cas, c’est certain – les populations locales avaient bien accepté les transactions et en tiraient des bénéfices.

Une raison explique pourquoi il peut y avoir une telle différence entre les transactions foncières telles qu’elles sont rapportées et la réalité. Une fois qu’ils sont sur le terrain, les investisseurs étrangers découvrent souvent qu’il est beaucoup plus difficile de faire de l’argent sur le sol africain qu’ils ne l’avaient imaginé, et beaucoup d’entre eux réduisent, voire abandonnent, leurs ambitieux projets. « Les investisseurs de l’agrobusiness déplorent souvent le manque de clarté des procédures administratives, les difficultés qu’ils ont à obtenir financements et assurances agricoles, et combien il est compliqué d’obtenir l’accès aux terres, à des infrastructures médiocres et des chaînes de valeur commerciales déficientes, » rappelle Gagné.

Plus particulièrement, les ambigüités juridiques et la faiblesse des droits de propriété du régime foncier dans une grande partie de l’Afrique peut pour des investisseurs étrangers être source de problèmes sans fin. Même en cherchant à respecter la réglementation nationale, les investisseurs peuvent aller à l’encontre des lois locales sans le faire exprès. « Selon la législation sénégalaise, la terre régie par les conseils ruraux ne peut être ni vendue ni louée et doit être allouée aux résidents de la communauté, «  explique Gagné. « Paradoxalement, les conseils ruraux accordent quelquefois des terres à des étrangers, en violation de cette loi. »

Pour Adama Faye, chercheur à l’IPAR, un centre de réflexion spécialisé dans les questions de réforme agraire, cette incertitude est profondément ancrée dans l’histoire. « Il y a la loi moderne et puis le droit coutumier traditionnel, » dit-il.

« Traditionnellement, la terre a toujours été considérée comme une propriété familiale collective, et non comme une propriété individuelle qui peut être achetée ou vendue. » Les tendances actuelles pour les gouvernements de la région à vouloir remettre en cause le statu quo et transformer la terre en une marchandise ont peut-être un intérêt économique, met-il en garde, mais politiquement parlant, c’est de la dynamite.

Des recherches complémentaires sur les quatre méga-transactions mentionnées plus haut montrent comment les investisseurs peuvent facilement se retrouver pris entre deux feux. En Éthiopie, après la débâcle commerciale de l’investissement historique de l’entreprise indienne Karuturi, les relations avec les fonctionnaires éthiopiens ont rapidement mal tourné. L’entreprise a réduit l’échelle des ses opérations et son PDG a récemment démissionné. L’action Karuturi qui avait atteint presque 40 dollars en 2008, s’échange aujourd’hui pour 2,70 dollars.

À Madagascar, un tollé populaire a obligé le gouvernement à annuler la cession proposée de 1,3 millions d’hectares à l’entreprise sud-coréenne Daewoo Logistics Corp ; et peut-être en fin de compte coûté sa place au Président. Le plan de réserve de gibier privée prévu en Tanzanie semble être devenu aussi un enjeu politique. Le dirigeant du pays serait revenu sur cet accord de parc safari à la fin de l’an dernier, mais de nombreux rapports indiquent que les évictions forcées des éleveurs masaï dans la zone prévue pour le parc se poursuivent à un rythme rapide.

Mais la palme des meilleures pirouettes en matière de politique foncière revient au Liberia qui semble avoir perfectionné l’art de faire de l’argent plusieurs fois avec les mêmes parcelles de terre. En 2006, le Liberia a annulé toutes les concessions d’abattage forestier précédemment octroyées. Puis des fonctionnaires ont revendu les forêts du pays avant de révoquer la plupart des permis une seconde fois. Plus récemment, le gouvernement s’est engagé à faire une revue indépendante de toutes les concessions restantes et a promis de mettre fin à tous les cas de déforestation liés à l’agriculture d’ici 2020 -- en échange d’une subvention de 150 millions de dollars en provenance de Norvège.

Même Senhuile, la société qui est au cœur de la plus importante transaction foncière au Sénégal et pourtant bien introduite dans le milieu politique, est en train de licencier du personnel au vu des querelles internes entre actionnaires locaux et actionnaires étrangers, des problèmes juridiques et de la demande de fermeture de l’exploitation par une population locale en colère.

Rétrospectivement, la perception qu’ont initialement de l’Afrique certains investisseurs étrangers comme d’une affaire gagnée d’avance, alliant des risques réduits et de bons retours sur investissement, semble terriblement naïve. « Quand vous privatisez, quel que soit le modèle choisi, si la bonne gouvernance n’est pas au rendez-vous, les problèmes sont inévitables, » déclare Faye.


Correction, 20 oct. 2015 : Le parc safari que le gouvernement de Tanzanie prévoyait de vendre à une entreprise privée de Dubaï s’étendait sur 150 000 hectares, soit approximativement 370 000 acres. Une précédente version de cet article contenait une erreur et parlait d’un parc de 370 000 hectares.

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