En Colombie, la paix se fait au détriment de la population rurale et de la nature

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A Bogota, lundi 26 septembre, la fin du conflit avec la guerilla a été accueillie avec un immense soulagement.
Reporterre | 27 septembre 2016

En Colombie, la paix se fait au détriment de la population rurale et de la nature
 
Jorge I. Rowlands

Avec la signature des accords de paix, célébrée lundi 26 septembre en Colombie, la dernière grande guérilla d’Amérique latine rend les armes. Mais, explique l’auteur de cette tribune, les ferments de la violence dans le pays, pour la plupart liés à la terre et aux ressources naturelles, vont persister sinon s’exacerber.

Jorge I. Rowlands est anthropologue et doctorant à l’EHESS spécialisé sur les questions relatives à l’environnement et aux ressources naturelles.


Le 26 septembre 2016 fera date en Colombie : le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) viennent de sceller définitivement le silence des armes. Des scènes de liesse, des larmes et beaucoup d’espoir ont accompagné l’inauguration de cette nouvelle ère de l’histoire colombienne : une page se tourne sur 52 années de conflit, 225.000 morts, 27.000 disparus, des millions de déplacés forcés et de grandes souffrances. Prochaine étape, le référendum du 2 octobre censé valider le texte signé.

Dans les régions, la paix est fortement attendue. Mais tous - peuples indigènes, communautés afro-colombiennes et petits paysans - savent qu’il n’y aura pas de changement significatif à court terme. Car derrière la fin du conflit armé se cache un autre enjeu loin d’être réglé : celui de l’accès à la terre et la préservation des ressources naturelles. « Ce qui se passe actuellement en Colombie est la fin du conflit armé, mais pas la solution aux problèmes » avertit le Padre Alberto Franco, de la Commission Inter-ecclésiastique Paix et Justice (CIPJ).

Parmi les 6,7 millions de déplacés par les affrontements armés, nombreux sont ceux qui, à vouloir réclamer leurs terres abandonnées ou dépossédées, dans le cadre de la loi de restitution de 2011, sont menacés. Entre 2011 et janvier 2016, au moins 73 reclamantes ont été assassinés. Et le phénomène de déplacement forcé, aujourd’hui plus ciblé que massif, est toujours à l’œuvre. Il aurait concerné 225.000 personnes en 2015, selon le dernier rapport de l’IEACH, l’Institut d’études sur les conflits et l’action humanitaire (Instituto de Estudios sobre Conflictos y Acción Humanitaria).

En cause : les « néoparamilitaires », une résurgence des paramilitaires jamais vraiment démobilisés malgré la loi de 2005. Ils constituent un des plus grands obstacles à la consolidation de la paix, disent les observateurs. Ces groupes continuent de semer la terreur dans les régions. Avec, comme par le passé, l’accord tacite de certaines entreprises minières et agro-industrielles installées sur les terres abandonnées ou spoliées. Présents dans plus de 27 départements des 32 que compte le pays, les paramilitaires constituent un véritable projet de contrôle du territoire avec « la fonction politique d’éliminer les opposants et la fonction économique d’assurer les intérêts et l’appropriation des terres », explique le padre Alberto.

Trois quarts du territoire détenus par seulement 13 % de la population

Ildefonso Prado Lopez est un leader reconnu du processus de restitution de terres dans le département de Magdalena. Chassé au début des années 2000 par des paramilitaires de ses terres, occupées depuis par une entreprise d’huile de palme, il a fait l’objet de nombreuses menaces en moins d’un an, et il n’est pas le seul dans la région. D’après un communiqué récent, ces attaques ne seraient pas étrangères à la remise en liberté après 8 ans de prison de l’ex-chef paramilitaire Carlos Tijeras.

Si le processus de restitution tente de remédier à la situation des déplacés forcés et de répondre à la dynamique d’accaparement de terres exacerbée par le conflit, la concentration foncière reste très élevée dans le pays. En 5 ans, seuls 190.975 ha — correspondant à 4,4 % des demandes de restitution — ont été rendus à leurs propriétaires ou occupants légitimes. Et encore 77 % du territoire est détenu par 13 % de la population, dont 30 % par seulement 3,6 %.

Aujourd’hui, si le point 1 des accords de paix relatif au « développement rural intégral » suscite des espérances parmi les communautés paysannes, les craintes de l’intensification d’une économie extractiviste et agricole productiviste sont bien réelles. Sur ce point, le président Santos a été clair et n’a cessé d’insister au cours des négociations : il n’y aura pas de changement de modèle. Pour lui, « la paix doublera le marché de la Colombie ». Amanda Romero, chercheuse au Centre d’information entreprise et droits de l’homme, s’inquiète de cette situation. Pour elle, la paix n’est aujourd’hui rien de moins que « l’expansion de l’investissement, peu importe à quel prix ».

« La stratégie minière énergétique du gouvernement est plus dangereuse que la guérilla »

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Carte de la Colombie avec, en rouge, les titres miniers et, en orange, les demandes d’exploration et d’exploitation minières, en novembre 2015.
Cette stratégie viendrait contrarier les politiques de paix, affirment plusieurs spécialistes. Dans un rapport de 2015, l’ONU alerte justement contre les tensions probables entre développement rural tel que le conçoit l’accord et modèle primo-exportateur promu par le gouvernement. Celui-ci pouvant mettre à mal la redistribution des terres, la protection des écosystèmes et la promotion d’une économie territorialisée. Autre exemple, celui de la nouvelle politique minière, rendue publique en avril, qui ne fait étrangement aucune référence à la paix en dépit du contexte actuel et de l’impact de l’activité extractive dans les zones post-conflits. « Dans les territoires, les gens pensent et sentent que la stratégie minière énergétique du gouvernement est plus dangereuse que la guérilla », disait Rocio Londono, du Centre de la mémoire historique, en novembre, lors d’un séminaire dédié à la stratégie de paix de l’entreprise Ecopetrol.

Une réforme rurale certes, mais pas de réforme agraire donc, et un blanc-seing aux investisseurs qui pourront désormais accéder aux territoires riches en ressources naturelles jusqu’ici préservés par le conflit.

Pétrole, charbon, or, argent, émeraudes, cuivre, le sous-sol colombien renferme d’immenses ressources naturelles, et leur exploitation vient gonfler chaque fois davantage la matrice productive du pays. À l’heure d’aujourd’hui, le pétrole représente 55 % des exportations et contribue à hauteur de 5,5 % du PIB, et l’extraction minière à 2 %. Et ce n’est qu’un début. Si le conflit armé a eu d’indéniables impacts négatifs sur l’environnement, la présence de la guérilla dans certaines zones a paradoxalement protégé les écosystèmes, en freinant l’arrivée de mégaprojets de développement. Mais, avec la paix et la stratégie économique offensive promue, ce sont plus de 80 % des municipalités ayant le plus souffert du conflit qui sont désormais sous concession, avec des titres miniers couvrant parfois jusqu’à 40 % de leur territoire.

Le plus grand nombre de conflits socio-environnementaux d’Amérique latine

Le gaz de schiste est l’un des nouveaux marchés ouverts dans le contexte de la paix. Le pays dispose de 22 blocs d’exploitation identifiés, a déjà signé 7 contrats avec des entreprises comme Ecopetrol et Exxon Mobil, et entend construire 20 puits d’exploration au cours des deux prochaines années. Comme partout ailleurs, des mouvements s’organisent dans le pays pour dénoncer les dangers de la fracturation hydraulique. Carlos Andrés Santiago, avec son association Corporation défense de l’eau, du territoire et des écosystèmes, est l’un d’eux. Le 13 septembre, il a reçu des menaces de mort pour son engagement contre les activités de la compagnie ConocoPhillips dans le département de Cesar.

Avec le plus grand nombre de conflits socio-environnementaux d’Amérique latine et 105 militants environnementalistes assassinés entre 2010 et 2015, dont 26 l’année dernière, la période de transition et d’ouverture économique que s’apprête à vivre le pays s’avère préoccupante. D’autant plus que le phénomène paramilitaire et l’absence d’État dans certaines régions persistent, pouvant accentuer la conflictualité autour des ressources naturelles. « Ignorer ou méconnaitre la durabilité environnementale dans la mise en place des accords pourrait conduire à la destruction du patrimoine naturel de la nation et à l’échec économique et social des mesures [de paix] à venir », prévient l’ONU.

Le processus de paix est une opportunité, mais aussi un risque. « Il y a de grandes possibilités que se produise une nouvelle forme de conflit. Pas nécessairement un conflit armé interne, mais un conflit violent, si », déplore Amanda Romero. Si la Colombie entre bien aujourd’hui dans une phase post-accord, le post-conflit lui — et plus encore la paix — reste à construire, et sans justice sociale et environnementale, l’enjeu paraît impossible.


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