Etonnante audience, mardi matin, devant le tribunal de Nanterre. Une dizaine de Cambodgiens, paysans de l’ethnie minoritaire bunong, ont fait le déplacement (financé par une ONG) afin d’assister en personne à une simple péripétie procédurale. La magistrate chargée du barnum paraît agacée devant l’afflux, y compris médiatique, dans une petite salle où tout le monde finira par s’asseoir vaille que vaille, fût-ce par terre. Car en face, il s’agit ni plus ni moins de Vincent Bolloré.

Depuis 2015 mijote une procédure judiciaire où ces paysans, expropriés de leurs terres ancestrales, contestent une concession accordée en 2008, si ce n’est au groupe Bolloré en tant que tel, du moins à l’une de ses innombrables filiales à travers le monde : 10 000 hectares désormais dédiés à l’huile de palme, avec déforestation massive. «La perte de leur habitat naturel les a privés de leurs moyens de subsistance, également de leurs lieux de culte», pointe leur assignation initiale. Car ces tribus pratiquaient non seulement l’agriculture itinérante, mais aussi la religion des sols ou des plantes.

«Tintamarre»

Choc des cultures devant le TGI de Nanterre. Les avocats du groupe Bolloré s’arc-boutent - légitimement, du moins à ce stade de la procédure - sur la qualité à agir des plaignants, exigeant pièces d’identité et titres de propriétés. «C’est le minimum, le b.a.-ba, la moindre des choses», martèlent les conseils. Le registre d’Etat civil ou le cadastre cambodgien étant ce qu’ils sont, la chose n’est pas toujours aisée. «On n’a rien, rien, rien sur la propriété des terres dont ils s’estiment spoliés», s’agace Me Dominique de Leusse, l’un des défenseurs du milliardaire français. Son confrère, le tonitruant Olivier Baratelli, peste contre un «tintamarre judiciaire» et une «caisse de résonance médiatique» qui n’auraient que trop duré.

En face, Me Fiodor Rilov, avocat des plaignants, exhibe le droit cambodgien accordant aux «communautés indigènes» des droits d’occupation des sols ancestraux pour y pratiquer «collectivement un style de vie, sur le plan ethnique, social, culturel et économique». Qui vaudrait donc titre de propriété, avant que l’Etat cambodgien ne concède ces terres à un exploitant industriel et occidental.

Exhumation

En retour, les demandeurs ont, eux aussi, quelques documents à exiger. Vincent Bollloré se présente volontiers comme un «sleeping partner», actionnaire minoritaire de ses plantations d’hévéas en Afrique de l’Ouest comme en Asie du Sud-Est, via un entrelacs de holdings exotiques, tous plus ou moins intitulés Socfin, hérités de l’antique groupe Rivaud ayant prospéré au XXe siècle. Mais Me Rilov a déniché les statuts d’une coquille intitulée «Terres rouges consultants», un temps logée dans la tour Bolloré à Puteaux, dont l’objet social proclamé était «la gestion de Socfin KCD au Cambodge». Et d’assener : «Tout est piloté depuis la tour de contrôle, Vincent Bolloré est partout, il décide de tout.»

Mais avant de pouvoir le démontrer noir sur blanc, il exige de la partie adverse le versement de pièces complémentaires qui l’accuseraient… Une exhumation d’archives, car la société TRC a depuis été mise en sommeil en 2012, avant de voir son fonds de commerce transféré à une autre coquille immatriculée en Suisse. Les paysans cambodgiens (80 au total) réclament chacun 50 000 euros de préjudice matériel et 15 000 euros de préjudice moral. Jugement le 8 novembre.

Renaud Lecadre