La grande braderie des terres agricoles

Le Point | N°1929 | le 10/09/2009

Razzia. Etats, industriels, people, tout le monde s'y met : l'achat de terre est devenu un investissement stratégique.

Dominique Audibert avec Reza Nourmamode (à La Paz), Annie Gasnier (à Brasilia), Olivier Ubertalli (à Buenos Aires)

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La cérémonie s'est déroulée en avril à 620 kilomètres de La Paz, dans les plaines fertiles du Chaco, en Bolivie. Arrivé en hélicoptère, le président Evo Morales remet officiellement 17 000 hectares au peuple indien Guarani. « C'est un jour historique ! s'enflamme-t-il . C'est le début de la fin pour les latifundia en Bolivie. » Les terres redistribuées ont été confisquées à de riches propriétaires de la région, parmi lesquels Ronald Larsen, un citoyen des Etats-Unis. Cet ancien du Peace Corps possédait à lui tout seul, selon l'Institut national de la réforme agraire, plus de 57 000 hectares répartis en 17 propriétés. Les Boliviens l'accusent d'y avoir exploité les Indiens Guarani en semi-esclavage. Morales a surtout voulu faire un exemple pour montrer que le sol sacré de la Bolivie socialiste n'est pas à vendre aux « gringos » .

Cette riposte a dû résonner comme un coup de semonce aux oreilles de bien des investisseurs internationaux. Car la terre est devenue, en quelques années, la valeur refuge d'un monde déboussolé par la folie des marchés financiers et inquiet pour sa sécurité alimentaire. Les traders ont redécouvert la sagesse du fameux aphorisme de Mark Twain : « Achetez de la terre, on n'en fabrique plus. » Au Brésil, qui est devenu le paradis de l'agrobusiness (voir encadré) , 5,5 millions d'hectares appartiennent déjà à des étrangers. Parmi eux, le PDG des skis Head, Johan Eliasch, qui s'est offert 160 000 hectares en Amazonie pour, selon lui, protéger la planète. « L'Amazonie n'est pas à vendre. Elle appartient aux Brésiliens » , a répliqué le président Lula. En Argentine, le cas le plus polémique reste celui de Benetton, qui a acheté près de 1 million d'hectares pour y produire de la laine. Son exemple a fait école. Douglas Tompkins, un Californien qui a fait fortune dans le sportswear (North Face, Esprit), a acheté près de 800 000 hectares en Argentine et au Chili. Le slogan de l'ineffable Carlos Menem, l'ex-président argentin qui clamait dans les années 90 : « Nous avons de la terre en trop », n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd. Les étrangers détiennent aujourd'hui près de 10 % du sol argentin. Parmi eux, des people comme les acteurs Richard Gere, Matt Damon ou encore le chanteur Florent Pagny.

Hold-up du siècle

Tout le monde s'y met. Des gouvernements de pays riches en mal de terres arables pour nourrir leurs populations ; des fonds souverains ou des fonds d'investissement privés qui flairent des bons coups sur ce nouveau marché ; des particuliers et des « nationaux », plus ou moins recommandables, qui spéculent à la hausse pour leur propre compte ou comme paravent d'acquéreurs étrangers.

Depuis 2006, selon l'Institute for Food Policy Research, basé à Washington, entre 15 et 20 millions d'hectares ont été achetés ou sont en passe de l'être dans les pays pauvres. Soit l'équivalent des deux tiers du domaine agricole français. L'ONG Grain a sonné l'alarme avec un rapport au titre évocateur : « Main basse sur la terre ». Le rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l'alimentation, Olivier De Schutter, souhaite que la question de l'accaparement des terres soit inscrite à l'agenda du G8. Pas un seul mois ne passe sans qu'à travers la planète soient signés des contrats mirifiques à côté desquels la vente de la Louisiane par Bonaparte en 1803 fait presque figure de transaction d'amateur.

A deux doigts près, l'automne dernier, le sud-coréen Daewoo a failli réussir le hold-up du siècle à Madagascar. Au terme de discrètes négociations avec le gouvernement malgache, Daewoo avait obtenu le feu vert du président Ravalomanana (renversé depuis) pour acquérir 1,3 million d'hectares avec un bail emphytéotique de 99 ans. En fait, Daewoo obtenait ces terres gratis moyennant l'engagement de contribuer à l'emploi et aux infra-structures du pays. Sur ces terres qui auraient représenté près de la moitié du domaine arable de Madagascar, il était prévu de cultiver du maïs et de l'huile de palme. L'essentiel des récoltes était destiné à être rapatrié par cargos vers la Corée. Le pot aux roses dévoilé, l'affaire a fait scandale. Daewoo s'est empêtré dans des explications embarrassées. Quelques semaines plus tard, Ravalomanana était renversé par des émeutes populaires. Son successeur a annulé l'opération.

On a fait mieux depuis. Mi-avril, un trust d'agriculteurs sud-africains, Agri SA, a réussi un coup sans précédent. La RDC lui a concédé 10 millions d'hectares pour y cultiver du maïs et du soja et y faire de l'élevage. Selon les autorités, ce deal devrait aussi améliorer la sécurité alimentaire du Congo. L'échelle de la transaction donne le vertige. Le vice-président d'Agri SA, Theo de Jager, n'en revenait pas : « Ils nous ont donné 10 millions d'hectares ! C'est beau-coup si vous considérez qu'en Afrique du Sud nous avons environ 6 millions d'hectares de terres arables. »

Dans cette Bourse planétaire où des pays se vendent à la découpe, c'est une vraie bataille pour la terre qui commence. Côté acheteurs, les plus gros opérateurs sont des Etats. Quatre d'entre eux (Chine, Corée du Sud, Arabie saoudite, Emirats arabes unis) disposeraient déjà de près de 8 millions d'hectares hors de leur territoire national. Ils ont pour point commun d'avoir peu de terres arables disponibles et une population qui croît rapidement. Dépendants de l'extérieur pour leurs approvisionnements, ils ont de sérieuses inquiétudes pour leur sécurité alimentaire, encore aggravée par la hausse des prix agricoles et les embargos. La Chine, par exemple, ne détient que 9 % des terres arables de la planète pour 20 % de la population mondiale. Dans les pays du Golfe, la dépendance vis-à-vis des importations alimentaires va encore augmenter. En délocalisant leurs productions, ils assurent leur approvisionnement et se prémunissent contre les risques du marché.

La Chine, omniprésente

L'Afrique et l'Amérique latine concentrent les opérations les plus lourdes. Et pour cause, elles offrent 80 % des terres rapidement cultivables, dont la moitié se trouvent dans 7 pays : l'Angola, la République démocratique du Congo (ex-Zaïre) et le Soudan ; l'Argentine, la Bolivie, le Brésil et la Colombie. Les accords peuvent se faire d'Etat à Etat, mais le plus souvent par le biais de fonds souverains ou de grandes entreprises. Le Libyan African Investment Portfolio négocie par exemple des partenariats avec le Mali et le Liberia pour y cultiver du riz. La Qatar Investment Authority met sur pied des joint-ventures de production agricole avec le Vietnam, les Philippines ou la Malaisie. La Chine est omniprésente sous différents avatars. Ici, c'est Wuhan Kaidi, une compagnie énergétique, qui prospecte la Zambie pour y cultiver le jatropha (destiné au bio-fioul). Là, c'est Cofco, un trust céréalier, qui discute avec le Mozambique pour des cultures de riz et de soja. Là encore, c'est Yunnan Rubber-un ancien trust agricole d'Etat-qui veut développer 160 000 hectares d'hévéas au Laos. Rien qu'en Afrique, il pourrait y avoir 1 million de paysans chinois à l'horizon 2010.

Côté privé, les fonds d'investissement s'intéressent de près à ce nouveau marché. Avec la hausse des prix agricoles et la vogue du bio-fioul, l'investissement dans la terre redevient attractif. Certains de ces fonds sont spécialisés et ont pignon sur rue, comme Lonrho, basé à Londres, crédité d'une solide expertise en Afrique. D'autres, échaudés par la déroute boursière, diversifient leurs actifs. BlackRock Inc, l'un des plus gros gestionnaires de fortunes à New York, a récemment créé un hedge fund pour acquérir des terres à travers le monde. Morgan Stanley investit en Ukraine, où un fonds d'investissement russe, Renaissance Capital, a acquis des droits sur 300 000 hectares.

Certains opérateurs semblent moyennement recommandables. Comme Jarch Capital, une firme américaine où officient, dit-on, pas mal d'anciens de la CIA. Au Sud-Soudan, Jarch Capital a finalisé un marché portant sur 400 000 hectares en s'associant avec le fils d'un grand seigneur de la guerre local.

Les défenseurs de la libre acquisition des terres agricoles soutiennent que les investisseurs extérieurs contribuent à l'emploi et à la lutte contre la pauvreté, qu'ils développent les infrastructures et améliorent la productivité des agricultures locales. En somme, ce seraient des contrats « win-win » (gagnant-gagnant) où chacun apporte ses ressources pour le meilleur bénéfice mutuel. La FAO cite l'exemple de Pepsi Foods dans l'Etat du Pendjab, en Inde, qui a réussi une collaboration fructueuse avec les producteurs locaux pour la culture des tomates et du riz basmati.

« Grands malheurs »

Les adversaires du système en soulignent les dangers et les aberrations. Comme le fait de rapatrier vers les pays riches des denrées agricoles produites dans des pays pauvres qui reçoivent, par ailleurs, une aide alimentaire massive de la communauté internationale. Ou de déloger des petits paysans locaux dont les cultures vivrières nourrissent une bonne partie des populations. Marc Dufumier, professeur d'agriculture comparée à AgroParisTec (l'ex-Institut national agronomique), est catégorique. « Si on veut éviter de grands malheurs , dit-il, il faut mettre fin à ces pratiques. » Selon lui, plaquer des modèles agricoles productivistes en Afrique est une absurdité vouée à l'échec.

« L'agriculture traditionnelle est celle qui résiste le mieux aux aléas climatiques et aux nuisances de toutes sortes. A l'inverse, dans un système de monoculture sur de grands espaces, à coups de transgéniques et d'herbicides, les risques de contamination sont foudroyants. Quand on diminue le nombre d'espèces dans un écosystème, on le fragilise ! » A l'entendre, la cohabitation équilibrée avec les petits producteurs locaux relève de l'illusion. « Quand on court pieds nus, on ne peut pas rivaliser avec un pilote de formule 1 soutenu par une écurie richissime. » Une telle cohabitation, selon lui, débouche fatalement sur des conflits. Michelin, par exemple, a choisi de renoncer à exploiter ses dernières concessions d'hévéas au Nigeria et au Brésil. Les frictions étaient devenues telles avec l'environnement local que Michelin va transférer ses plantations à ses cadres locaux et aux petits paysans.

Paul Mathieu, expert à la FAO, reste circonspect : « Les expériences sont trop récentes pour en tirer un vrai bilan. Il y a des risques réels d'abus, mais aussi des retombées positives. »

Même les entreprises les plus vertueuses n'échappent pas au piège. En 2007, la firme suédoise Sekab avait signé avec le gouvernement tanzanien un accord qui se voulait exemplaire. L'objectif était de mettre en culture 400 000 hectares. Le programme aurait fait de la Tanzanie le leader, avec le Mozambique, du bio-fioul en Afrique de l'Est. Sekab avait préparé ce projet en étroite collaboration avec les populations locales. La Tanzanie en attendait de fortes retombées en matière de recherche, d'éducation et de développement industriel. 70 000 emplois directs étaient en jeu, trois fois plus en emplois indirects. Pourtant, en mars, Sekab a plié bagages sans préavis. Son président a expliqué que la firme avait décidé de se recentrer sur des activités plus rentables. « Au vu de la situation du marché, Sekab cesse ses investissements en Tanzanie » , a commenté sèchement son porte-parole. Bonnes pratiques, disaient-ils...

L'accaparement des terres agricoles par des gouvernements ou des investisseurs privés

Les Etats-Unis ont un statut mixte. Ils possèdent, par exemple, 400 000 hectares au Soudan, tandis que des investisseurs japonais possèdent 216 862 hectares aux Etats-Unis.

10 % du sol argentin appartient à des étrangers.

Un trust d'agriculteurs sud-africains vient d'obtenir 10 millions d'hectares du Congo-Brazzaville pour cultiver du maïs, du soja et pour faire de l'élevage.

Le groupe saoudien Ben Laden a signé un accord d'au moins 4,3 milliards de dollars pour l'exploitation de 500 000 hectares de rizières en Indonésie.

La Russie loue 300 000 hectares de terres en Ukraine, mais elle est plus vendeuse qu'acheteuse.

La Chine, la Corée du Sud, la Suède et le Danemark sont les principaux investisseurs en Russie.

La Corée du Sud dispose de 690 000 hectares de terres au Soudan.

La Chine, avec 20 % de la population mondiale, ne dispose que de 9 % des terres arables de la planète.

Des accords entre les Philippines et la Chine ont été signés, qui permettent un accès à 1,24 million d'hectares de terres aux entreprises chinoises.

L'Australie a accueilli, dès 1989,l'une des premières fermes chinoises « offshore », d'une superficie de 43 000 hectares.

« Il ne faut pas instituer un nouveau pacte colonial. »

Le Point : Les achats massifs de terres par les pays riches s'accélèrent. Ça vous inquiète ?

Jacques Diouf : Pour nourrir le milliard d'hommes qui ont faim dans le monde et les 9 milliards de population prévus en 2050, il faudrait doubler la production agricole mondiale. Un tel objectif implique à la fois des investissements publics et privés dans l'agriculture. Les investissements publics ont dramatiquement diminué depuis 1980 : la part de l'agriculture dans l'aide mondiale est passée de 17 à 3,8 %. Il faut déjà inverser cette tendance. Mais les investissements étrangers directs seront aussi nécessaires.

Vous avez pourtant dénoncé les risques d'un « néocolonialisme » agraire...

Je n'ai aucune hostilité de principe aux investissements privés dans l'agriculture mondiale. Simplement, je dis attention : pour ne pas instituer un nouveau pacte colonial, ils doivent respecter les conditions d'un échange égal. Cela suppose un partenariat équilibré afin que les pays d'accueil y trouvent aussi leur compte. C'est loin d'être toujours le cas et on assiste parfois à de dangereuses dérives.

Comment y remédier ?

Pour être des partenaires à part entière, les pays d'accueil doivent être présents dans les conseils d'administration et participer aux décisions stratégiques qui les concernent. Un code de bonne conduite pour l'acquisition des terres dans le tiers-monde est indispensable. La FAO y travaille, et je souhaite que des négociations s'engagent dans ce sens. Bien entendu, si l'on veut qu'un tel code soit efficace, il faudrait des incitations à la fois positives et négatives pour qu'il soit respecté.

Va-t-on vers une guerre pour la terre ?

Le monde est dans une situation potentielle de nouvelle crise alimentaire. Les stocks de céréales sont au plus bas depuis trente ans. Aujourd'hui, 31 pays-dont 20 en Afrique-subissent une crise alimentaire grave. La terre, tout comme l'eau, concentre les ingrédients de conflits très sérieux : elle devient rare, elle est disputée et son usage dépasse les disponibilités. La planète va passer de 6 à 9 milliards d'hommes, mais la terre, elle, n'augmente pas ! Si on combine tous ces éléments, et si on reste inerte, cela peut déboucher sur un mélange explosif.

Propos recueillis par Dominique Audibert

L'eldorado brésilien

La crise alimentaire et le boom des agrocarburants ont fait du Brésil un havre pour les capitaux étrangers. Les fonds d'investissement parient sur ce pays où la terre n'est pas chère pour l'élevage bovin, les céréales ou la canne à sucre destinée à la production d'éthanol. Parmi eux, le groupe européen Cosan, l'un des leaders mondiaux du sucre et de l'éthanol, ou Brenco, qui compte parmi ses investisseurs Bill Clinton et le fondateur d'AOL, James Wolfensohn.

Officiellement, les entreprises qui exploitent ces terres sont légalement brésiliennes, de même que leurs cadres, comme la loi les y oblige. Même si l'essentiel des capitaux vient de l'étranger. L'Institut national de la réforme agraire chiffre à 5,5 millions d'hectares les terres possédées au Brésil par des étrangers, mais tout le monde reconnaît que cette évaluation est loin de la réalité. « Personne ne connaît ces données, car notre registre se fonde sur des déclarations spontanées. Nous n'enquêtons pas sur la provenance de l'argent et nous n'en avons pas les moyens », concède le président de l'institut, Rolf Hackbart. Jean-Yves Carfantan, un expert agricole qui réside au Brésil, auteur du livre « Le choc alimentaire. Ce qui nous attend demain »(Albin Michel), confirme : « Les acquéreurs étrangers n'exploitent pas directement la terre. Mais leur rôle peut être très intéressant quand ils arrivent avec un cahier des charges progressiste dans le domaine social ou de l'environnement, ce qui peut améliorer le modèle agricole brésilien. » Depuis trois ans, le prix de l'hectare s'est envolé, même s'il reste inférieur à celui pratiqué aux Etats-Unis. Dans le « triangle Mineiro » , par exemple, il est passé de 3 000 à 5 000 dollars.

Annie Gasnier (à Brasilia)

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