Terres à louer pour cultiver le profit

Politis | 2 juin 2011

Par Jean Sébastien Mora

C’est dans la vallée du Rift, à quelques kilomètres d’Awasa, dans l’État Oromia, que l’on trouve la plus grande serre d’Éthiopie. Sur plus de 25 hectares, des millions de tomates et de poivrons poussent dans des rangs longs de 500 m. Ici, un millier de jeunes femmes éthiopiennes emballent quotidiennement 50 tonnes de légumes. En vingt-quatre heures, après avoir roulé 200 km jusqu’à Addis-Abeba, ces denrées s’envoleront vers le Moyen-Orient, et on les retrouvera sur les étals des commerces de Dubaï ou d’Abu Dhabi.

Dans les alentours d’Awasa, plus d’un millier d’hectares ont été loués pour cent ans par la Saudi Star Company, propriété du riche businessman saoudien Sheikh Mohammed al-Amoudi. L’impact sur l’environnement est flagrant : « Annuellement, la ferme d’al-Amoudi consomme plus d’eau que 100 000 Éthiopiens », déplore Haile Hirpa, le président de l’Oromia Studies Association. En aval d’Awasa, du fait de l’irrigation, le niveau d’eau des grands lacs Shala et Abiata ne cesse de baisser : la hausse de la salinité a entraîné la quasi-­disparition des poissons et, par conséquent, la migration de la plupart des espèces de volatiles.


Mais c’est la province de Gambela, à deux jours de route à l’ouest ­d’Addis-Abeba, qui est en passe de devenir la cible majeure des investisseurs étrangers. La Saudi Star Company y est déjà installée avec un projet pilote de 10 000 hectares, et 300 000 hectares au total devraient lui être accordés pour produire du riz majoritairement destiné à l’exportation. Ici, on retrouve aussi la BHO Agro Plc, une firme indienne qui prévoit de produire de l’agrodiesel sur 27 000 hectares. Mais le « deal du siècle », selon le quotidien anglais The Guardian, c’est le bail qui vient d’être conclu, sur 250 000 hectares de terres, par le gouvernement éthiopien avec la société indienne Katuri Global Ltd pour une durée de cinquante ans : « La terre est très bonne et vraiment pas chère », se réjouit Karmjeet Sekhon, son manager. 


Depuis 2008 et la flambée des prix alimentaires, 50 millions d’hectares de terres arables dans le monde ont ainsi été achetés ou loués par des pays tiers. Ce phénomène d’accaparement concerne particulièrement l’Afrique et l’Amérique du Sud mais n’épargne pas l’Europe de l’Est. « Ne touche pas à ma terre. C’est ma vie ! » : c’est sous ce titre qu’au forum social de Dakar les ONG et les petits paysans déploraient les conséquences de cet accaparement, à savoir la relocalisation forcée de populations pastorales, la médiocrité des salaires payés dans les nouvelles fermes, la dégradation de l’environnement et l’échec des promesses de meilleures infra­structures. Au même moment, en raison des pluies insuffisantes, le gouvernement éthiopien demandait 226,5 millions de dollars d’aide humanitaire. En effet, alors que l’Éthiopie, un des pays les plus pauvres de la planète, constitue la deuxième population du continent, son gouvernement brade ses terres les plus fertiles aux investisseurs étrangers. « Je sais que c’est une question délicate et controversée. Mais nous ne voyons pas cela comme une menace », a déclaré le ministre de l’Agriculture, Tefera Deribew. Le gouvernement de Menes Zelawi maintient que les millions de dollars étrangers lutteront contre l’insécurité alimentaire du pays. Les tensions sur le terrain se multiplient car, outre les cultures vivrières, les investisseurs ont fait de l’Éthiopie, depuis cinq ans, le deuxième pays exportateur de fleurs du continent. « La plupart des ouvriers agricoles sont des jeunes femmes, plus libres, car [elles deviennent] indépendantes financièrement », insiste Selam Retta, manager pour la compagnie israélienne Roshanara Roses à Debre Zeit.

La question du bénéfice des investissements étrangers reste pourtant complexe et doit être comprise à long terme. Selon Lorenzo Cotula, chercheur à l’International Institute for Environment and Development, seuls des contrats bien menés peuvent garantir des emplois et de meilleures infrastructures. De plus, un rapport récent de la FAO et du Fonds international pour le développement agricole (Ifad) critique l’opacité des transactions éthiopiennes, dont le montant global apparaît rarement dans le budget de l’État. Enfin, l’Éthiopie loue à l’année 1 hectare de terre pour seulement 1,50 euro, ce qui encourage la spéculation foncière sur les denrées alimentaires. C’est dans ce contexte, sans consultation des indigènes, qu’un million d’hectares sont en passe d’être cédés dans la ville de Gambela.
À Ilea, à une cinquantaine de kilomètres de Gambela, l’implantation principale de Katuri Global Ltd est tournée vers d’immenses mono­cultures d’huile de palme et de canne à sucre, pour lesquelles on aménage et défriche au bulldozer. Sur les 90 km de piste qui suivent le fleuve Baro, le spectacle est édifiant : les hameaux abandonnés se comptent par dizaines, et la forêt a laissé place à un chaos de troncs et de cendres. Parfois, perdue dans ces étendus immenses, on croise une famille anuak, colis sur la tête, témoignant ainsi qu’elle a été déplacée de force.

Avant d’être louées par le géant indien, les terres non cultivées servaient au pâturage du bétail. Si certains Anuaks d’Ilea affirment n’avoir eu aucune compensation, la plupart ont, hélas, vite dépensé la contrepartie versée par le gouvernement éthiopien. « Alcool et gadgets achetés en ville : les gens n’ont pas su s’organiser », regrette Don Filipo, un prêtre italien qui aide la communauté. Privés de leurs terres, les indigènes survivent grâce à l’aide alimentaire internationale, et la situation est devenue ubuesque : au centre d’Ilea, les femmes attendent en file indienne que leur soit distribuée la ration de maïs hebdomadaire, tandis que la « nursery » de palmiers, à quelques centaines de mètres, reçoit les attentions des techniciens indiens.
Birinder Singh, le directeur marketing de Karuturi Agro Products, se défend en expliquant que l’éviction n’est pas son intention. « Nous aimerions engager autant de personnel que possible tout en étant compétitifs sur le marché mondial », confie-t-il. Mais seule une poignée d’Anuaks parvient à travailler pour la compagnie. Les journées sont longues et mal payées (entre 0,50 et 1,20 euro) ; par ailleurs, les Abeshas sont privilégiés à l’embauche car les Nuers et les Anuaks, les deux principales ethnies de Gambela, ont toujours été négligés par les gouvernements éthiopiens. De culture nilotique et vivant en contrebas des plateaux éthiopiens, ils sont considérés au pire comme des Soudanais, au mieux comme des citoyens de second rang par le pouvoir central. Au final, leur sort importe peu, leurs revendications sont réprimées. « Ondong Omont, un paysan d’Ilea qui s’était mobilisé, vient d’être assassiné. Beaucoup d’entre nous se sentent menacés », affirme Anywaa Othow, président de Gambela Peace and Development.


Depuis quelques jours, cependant, confronté à la pression internationale, le gouvernement éthiopien évoque à demi-mot la réduction de moitié du bail conclu avec Katuri Global Ltd. Car, en cinquante ans, la couverture forestière de l’Éthiopie est passée de 40 % à moins de 3 % de la superficie, et l’avenir de Gambela préoccupe : « Les investisseurs étrangers empiètent même sur le parc national, alors que les pratiques agricoles traditionnelles des peuples indigènes ont toujours préservé l’environnement naturel  », dénonce Argaw Kifle, directeur de l’Ethiopian Wildlife Conservation.
En outre, la question de l’eau est sur toutes les lèvres car le projet de Saudi Star Company utilise les réserves de la minuscule rivière Aloworo, dont dépendent 20 000 personnes pour la pêche, l’agriculture et leur consommation. Anywaa Othow met en garde : « Les petits paysans sont la base de la sécurité alimentaire. Outre les problèmes importés du Soudan, on doit s’attendre à des conflits et à plus d’instabilité politique. »


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