Retrait de la Socfin de la Bourse de Luxembourg, la fin d’une époque
Au Cameroun, les problèmes se multiplient pour le groupe Socfin. Ce qui a valu au groupe Bolloré une recommandation d’exclusion par le comité éthique du Fonds de pension norvégien. (Photo: Shutterstock)
Paperjam | 29 août 2024

La CSSF en arbitre
Retrait de la Socfin de la Bourse de Luxembourg, la fin d’une époque

Écrit par Thierry Labro

La CSSF a mis fin à un an de «différends» entre de petits actionnaires et les principaux actionnaires de la Socfin, les Fabri et le milliardaire français Vincent Bolloré: les 689.337 actions qui leur manquent seront rachetées à 32,5 euros l’action. De quoi retirer la Socfin de la cotation au moment où elle est la cible de critiques virulentes du fonds de pension norvégien. La fin d’une époque, aussi, pour la Bourse de Luxembourg.

Violations des droits du travail, parfois graves. Viols. Violences sexuelles et harcèlement des femmes par les superviseurs et les agents de sécurité de la plantation. Main-d’œuvre de la Société camerounaise de palmeraies (Socapalm) principalement constituée de travailleurs contractuels ou journaliers. Absence de contrat de travail. Salaire inférieur au salaire légal minimum. Réduit pour des prestations sociales dont les employés ne verront jamais la couleur. Embauche et licenciement à discrétion. Logements insalubres. Au Cameroun, comme en Sierra Leone et au Liberia, le catalogue des comportements erratiques dans certaines filiales de la Société financière des caoutchoucs (Socfin) laisse peu de place au doute, selon le rapport du Comité éthique du Fonds norvégien de pension, publié récemment après 15 ans de dénonciations diverses et variées.

Ce comité, que le monde de l’investissement regarde religieusement, a recommandé fin juin que «les sociétés Compagnie de l’Odet SE et Bolloré SE soient exclues des investissements du Fonds de pension norvégien Global en raison du risque que ces sociétés contribuent à des violations graves et systématiques des droits de l’Homme.»

Sans attendre et face aux allégations persistantes, la Socfin avait adhéré à Earthworm. La fondation internationale à but non lucratif qui travaille avec des entreprises, des gouvernements et des communautés pour promouvoir des pratiques durables dans les chaînes d’approvisionnement, en particulier dans les secteurs de l’agriculture, de la sylviculture, et d’autres industries ayant un impact sur l’environnement, a enquêté, en fin d’année dernière, avant de publier, en mai, son propre rapport, très différent de l’autre. La Fondation ne reconnaît en totalité «que» l’extension de l’exploitation en dehors de la concession, restant beaucoup plus nuancée sur tous les autres griefs, le groupe Bolloré ayant de son côté pris ses distances en expliquant ne pas avoir de responsabilité opérationnelle directe.

Une responsabilité d’investisseur

Cette guerre de communication a amené, selon de nombreux médias, le groupe Bolloré à réviser ses participations dans le cadre de sa politique ESG et de ses obligations européennes à venir. Et notamment, disent-ils, à insister pour que la Socfin rachète les 5% flottants pour que les sociétés du groupe français les cèdent jusqu’à la totalité au groupe Fabri, l’actionnaire principal et ami de Vincent Bolloré depuis trente ans. L’analyse est un peu «light» puisque non seulement les deux actionnaires sont liés depuis des années mais le groupe français conservera près de 40% des parts, que le titre soit coté ou pas, et qu’il peut difficilement affirmer qu’il n’a aucune responsabilité même située au bout de la chaîne de valeur. D’ailleurs le fonds de pension norvégien a donné deux ans au groupe Bolloré pour mettre de l’ordre dans ces plantations africaines.

Un an de discussions autour de ces 5% a pris fin la semaine dernière. La CSSF a annoncé avoir fixé à 32,5 euros le prix de l’action contre 30,85 euros, au terme de deux rapports très intéressants et rares sur la manière de calculer le «juste prix». [À lire ici pour le premier de BHB & Partners et ici pour celui d’Accuracy mandaté par la CSSF.] Le régulateur financier avait été saisi par certains des «petits actionnaires» qui détiennent au total ces 689.337 actions qui manquaient aux deux actionnaires principaux via différentes structures, la famille Fabri (55,38% du capital et des droits de vote) et le groupe Bolloré (39,75%). «La Socfin est retirée de la cote au moment où ses dividendes vont bondir car elle a remboursé ses dettes et investi près d’un milliard d’euros sur dix ans», disait l’un des petits actionnaires à nos confrères de L’Informé.

«Lors de l’annonce du retrait, Socfin avait un flottant de moins de 5%. Ceci ne justifiait plus la cotation sachant que ses deux filiales offrent une opportunité d’investissement quasiment identique tout en offrant un flottant bien plus important et donc une meilleure liquidité», répond la luxembourgeoise Afico, chargée de l’opération, à Paperjam. Car les deux filiales, qui sont également cotées à la Bourse de Luxembourg (Sofinaf pour l’Afrique et Sofinasia pour l’Asie), continueront à être cotées.

Dans un passé récent, il se passait parfois des semaines sans que le titre Socfin ne change de mains, signe d’un faible intérêt des investisseurs, disent les deux rapports. Les deux filiales ne semblent pas susciter un intérêt particulier non plus, selon notre analyse à partir de leur cours de bourse: la Socfinaf, qui flirtait avec les 20 euros en juin 2017 ne tourne aujourd’hui qu’autour de 10 euros dans des volumes assez limités en moyenne, tandis que la Socfinasia, à 24 euros à la même période plafonne autour des 15 euros.

Deux méthodes d’analyse, des perspectives prudentes

La structure de la Socfin. (Photo: extrait du rapport d’Accuracy)«Selon des spécialistes avec qui nous avons échangé, il s’agit avant tout d’un coup financier, car les actions semblent sous-évaluées par rapport à leur valeur réelle», argumentait la coordinatrice de l’ONG Fian, Florence Kroff, chez nos confrères de Woxx, à l’automne dernier. «Certaines filiales sont évaluées négativement alors qu’elles semblent toutes prospères. Elles apparaissent déficitaires, mais nous soupçonnons des jeux comptables entre différentes filiales pour aboutir à ces résultats (…) Ça permet aussi d’échapper à un certain nombre d’obligations de transparence.»

Pour le coup, les deux rapports publiés en un an donnent beaucoup d’informations sur le groupe, sa structure, sa concurrence, ses perspectives et les difficultés qui les attendent. Même si BHB a choisi une approche par les revenus et Accuracy par les coûts d’opportunité, lire leurs rapports permet a minima de comprendre que ce n’est pas aussi simple que cela. De multiples facteurs viennent compléter l’image de plantations entrées dans une période de maturité, comme les fluctuations de taux de change de certaines monnaies, qui peuvent atteindre 45%, les parasites et autres maladies qui ont rendu ou peuvent rendre certaines plantations insuffisamment productives, les tensions géopolitiques ou politiques ou encore les aléas sur les marchés pour ces produits.

Le groupe, 36 sociétés au total, est présent dans huit pays d’Afrique Centrale et de l’Ouest et deux pays d’Asie du Sud-Est via 14 sociétés exploitant 191.000 hectares (68% de palmiers à huile et 32% d’hévéas) et compte près de 35.000 employés. En 2022, l’huile de palme lui a rapporté 583 millions d’euros et le caoutchouc des hévéas 269 millions d’euros, pour un chiffre d’affaires à un peu moins d’un milliard dont plus des trois quarts sont réalisés en Afrique.

Créée en 1959, la société est cotée à la Bourse de Luxembourg depuis 1960. Au 29 mai 2023, Socfin affichait une capitalisation boursière d’environ 294,5 millions d’euros (soit 20,80 euros par action au 29 mai 2023). La décision de la CSSF la dope à 460 millions d’euros. Elle sera retirée.
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https://farmlandgrab.org/post/32391
Source
Paperjam https://paperjam.lu/article/retrait-socfin-bourse-luxembou

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