Depuis le début des années 2000 est menée en Afrique subsaharienne une politique agricole – la nouvelle révolution verte – dont l’initiative relève notamment de la Banque mondiale. Les buts initiaux et officiels de cette transformation agricole pour les pays concernés par celle-ci sont à la fois d’éliminer la pauvreté et l’insécurité alimentaire pour l’ensemble des populations.
(La nouvelle révolution verte en Afrique subsaharienne – Partie 1 sur 2)
Alors que dans les années 1960, une première révolution verte aux résultats plus que décevants a été menée en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique, cette nouvelle révolution verte est spécifiquement axée sur ce dernier continent. Selon la Banque mondiale, les paysans doivent être au centre de ce processus et être les acteurs centraux de cette nouvelle révolution verte.
Pour rappel, voici notre question et nos hypothèses de départ (à confirmer ou infirmer) que nous avions dressé au début de notre recherche :
Quel rôle pour les petits paysans au sein de cette nouvelle révolution verte ?
Cadres d’exploration :
À quelle catégorie d’acteurs s’intéresse en priorité la nouvelle révolution verte ?
Quelle indépendance ont les paysans vis-à-vis de la nouvelle révolution verte ?
Alors que la nouvelle révolution verte induit de nombreux changements (techniques de production, acteurs, accès à la terre, semences), quelles capacités d’adaptations auront ces paysans ?
Comment préserver les savoirs agricoles culturels locaux des paysans tout en les associant avec les préceptes de la nouvelle révolution verte ?
Hypothèses :
La nouvelle révolution verte a pris en compte les succès et limites de la première révolution verte du XXe siècle.
Les fondements (agricoles, économiques, géographiques) de la nouvelle révolution verte sont adaptés aux contextes de l’agriculture familiale et vivrière en Afrique subsaharienne.
La nouvelle révolution verte est un modèle adapté à la résolution des problèmes liés à la faim et l’extrême pauvreté dans le bassin subsaharien.
Les paysans sont intégrés au centre du processus de réflexion et d’intégration des programmes agricoles relevant de la nouvelle révolution verte.
Vous pouvez consulter la première partie ici : La nouvelle révolution verte en Afrique subsaharienne - Partie 1 sur 2.
Chapitre III : La préservation des savoirs et techniques agraires locaux
Dans cette troisième partie, nous allons désormais nous concentrer sur les conséquences éventuelles de la nouvelle révolution verte à divers niveaux (économiques, culturels, écologiques) et en particulier les impacts éventuels que cette politique pourrait avoir sur les savoirs agricoles culturels locaux.
1. Quelles conséquences de la nouvelle révolution verte ?
1.1. Promotion du secteur privé international pour contrôler le système alimentaire mondial
À travers nos parties précédentes, on a pu remarquer l’existence de nombreuses relations entre d’une part les coordinateurs des programmes de la relation verte (tels que l’AGRA, SG 2000,…), d’autre part les institutions internationales (Banque mondiale, Nations unies…), mais aussi les centres internationaux de recherches agricoles (CGIAR), ou encore le secteur privé, par l’intermédiaire d’ONG (ISAAA, AATF), de fondations (Rockefeller, Bill and Melinda Gates), de multinationales de l’industrie agroalimentaire (Grow Africa et Unilever) et d’industries biochimiques (Monsanto, Syngenta, Dupont,…).
Au-delà des questions et interrogations que ces relations peuvent nous poser, on peut se demander si, en dehors des objectifs de réduction de la pauvreté et de l’insécurité alimentaire, la révolution verte n’est-elle pas un moyen d’assurer la promotion du secteur privé et des multinationales de l’industrie agroalimentaire afin de contrôler le système alimentaire mondial ?
1.1.1. L’EBA : Améliorer le climat des affaires dans l’Agriculture :
Ainsi, un des éléments à analyser que nous avons déjà succinctement abordé dans notre partie précédente (Chapitre II, 2.2) est l’EBA (‘Enabling the Business of Agriculture’ – ‘Améliorer le climat des affaires dans l’Agriculture’).
Fusion du ‘Doing Business’ (‘Faire des Affaires’) et du ‘Benchmarking Business of Agriculture’ (‘Analyse comparative du marché des affaires dans l’agriculture’), deux projets précédents de la Banque mondiale, l’EBA « vise à identifier et surveiller les politiques et les règlements qui influencent la manière dont fonctionnent les marchés dans le secteur agricole » autour de six axes principaux : « l’enregistrement des terres agricoles ; l’accès aux services financiers ; le renforcement des systèmes semenciers ; l’amélioration de l’approvisionnement en engrais ; le transport et la commercialisation des produits agricoles » et de trois axes secondaires : « la production agricole sous contrat ; l’électrification des zones rurales ; la connexion des agriculteurs à l’information » |1|.
Si l’EBA élargit son champ d’études à trente pays dès 2014, pour le moment, seuls dix pays ont été étudiés par l’EBA, au sein desquels nous retrouvons pour l’Afrique subsaharienne, l’Éthiopie, le Mozambique, l’Ouganda, ou le Rwanda, tous engagés dans la nouvelle révolution verte.
En fait, l’EBA consiste surtout à fournir un outil aux entrepreneurs pour savoir s’il est aisé ou non d’investir dans un marché au sein d’un pays selon un classement constitué par l’EBA et la BM, autrement dit, le cadre législatif est-il contraignant pour une entreprise ‘X’ d’investir sur un marché ‘Y’ ?
Ainsi les critiques à son égard sont nombreuses et pour certains l’EBA est davantage un outil encourageant la compétition et la dérégulation des cadres gouvernementaux afin d’attirer les investisseurs qu’un outil de développement à proprement dit.
Mélissa Moore de l’Institut d’Oakland voit à travers l’EBA une manière d’inciter les États à utiliser plus d’intrants agricoles par l’intermédiaire de semences améliorées, d’engrais chimiques et surtout à déstabiliser le marché semencier africain en introduisant la notion de Intellectual Property Rights – ‘Droits de Propriété Intellectuelle’ (IPR) |2|. A cet effet, on remarque pour l’axe de renforcement des systèmes semenciers plusieurs questions afin de savoir si le pays en question autorise ou non le droit de propriété intellectuelle sur les semences, ou encore si les semences doivent être officiellement cataloguées pour pouvoir être commercialisées. À propos de l’axe sur l’enregistrement des terres agricoles, l’étude s’intéresse essentiellement sur le fait de savoir avec quelle facilité est-il possible de procéder à un transfert des terres entre exploitants locaux et investisseurs privés, savoir si le droit coutumier prévaut ou non sur le cadre gouvernemental |3|. On peut à ce titre légitimement se poser la question de savoir si cela entraînera des expropriations des populations locales et/ou si cela entraînera une dépossession des moyens de production des exploitants locaux.
Des remarques similaires peuvent être soulevées à propos de la promotion et de l’utilisation massive des engrais chimiques à travers l’analyse de la capacité d’une entreprise de pouvoir importer ses propres intrants ou encore de repérer si le pays en question est un utilisateur convaincu ou non de ces produits.
Concernant, les petits producteurs, la BM y fait référence dans son rapport 2015 sur l’EBA. Elle considère officiellement leur rôle comme central et primordial, notamment en s’assurant qu’ils puissent participer aux « chaînes de valeur agricole » |4|, mais peu d’informations sont divulguées sur la manière de les intégrer dans cette chaîne de valeur. Pourtant, la réalité semble toute autre. Ainsi, on peut regretter qu’il n’y ait pas un axe spécifique « petits producteurs », ou une rubrique « petits producteurs » qui serait transversale à l’ensemble des axes de l’EBA. Cela aurait permis d’aborder certaines questions telles que la prépondérance des petits producteurs au sein du bassin agricole visé, leur mode d’organisation ou encore les différentes cultures agricoles qui y sont privilégiées. Cela aurait pu probablement permettre aux éventuels investisseurs de dresser un « cahier des charges » en adéquation avec les problématiques et modes de fonctionnement locaux et nationaux. Par ailleurs, la BM se positionne en faveur d’une absorption des petits producteurs par la chaîne agro-industrielle plutôt qu’en faveur d’un renforcement de leurs moyens de subsistance et de production puisqu’elle souhaite que ces derniers transitent vers « des exploitations commercialement viables » |5|. Cette « absorption des petits producteurs par la chaîne agro-industrielle » nous pose très clairement la question du pouvoir de négociation et du rapport de force entre les paysans d’une part, et la Banque mondiale de l’autre dans un tel cadre.
En définitive, l’EBA est un outil qui consiste à influencer les politiques et les règlements agricoles des pays |6|. En effet, en établissant un classement des pays basé sur la facilité d’investir pour une entreprise, celui-ci incite les pays à libéraliser au maximum leurs marchés et leurs différents cadres législatifs afin d’attirer les investisseurs privés, tout en entraînant les gouvernements africains dans une compétitivité accrue. La Banque mondiale elle-même le relate indirectement puisqu’elle se positionne en faveur d’un « système juridique et réglementaire fondé sur des règles et qui évite d’imposer aux entreprises des charges excessives » |7|. De même, on retrouve cet objectif au sein du programme de la NASAN, qui demande à ses pays partenaires d’être parmi les cent pays les plus compétitifs de l’EBA |8|.
Par ailleurs, l’EBA est un soutien de poids à la nouvelle révolution verte, puisque d’une part, l’EBA promeut la transformation technologique agricole des pays africains (enregistrement des terres, utilisation de semences améliorées, recours aux intrants chimiques), et d’autre part, l’EBA a été créé à la demande des pays du G8 (NASAN – Grow Africa) et par la fondation Bill & Melinda Gates (AGRA).
1.1.2. Le PPP : (Public-Private-Partnership — Le ‘Partenariat Public Privé’) :
Lorsque nous avons abordé les divers acteurs présents au sein de la nouvelle révolution verte, nous avons à de nombreuses reprises évoqué le ‘PPP’. En effet, celui-ci s’avère être un point central des divers programmes engagés en faveur de la nouvelle révolution verte (AGRA, NASAN, Grow Africa), mais aussi des institutions financières internationales telles que la Banque mondiale. C’est d’ailleurs cette dernière qui a promu pour la première fois le ‘PPP’ en 1990 |9|. Il est donc « logique » d’y retrouver une position favorable de la BM dans son ‘Rapport 2008 pour le développement’. Elle considère le ‘PPP’ comme un outil à fort potentiel pour encourager la recherche et le développement aussi bien du secteur privé que du secteur public, et qu’à ce titre le ‘PPP’ pourrait d’une part, promouvoir les « biotechnologies en faveur des petits producteurs », et d’autre part, permettre une « chaîne de valeur plus innovante » permettant des gains de productivité agricole .
Pourtant, à la question de savoir si les ‘PPP’ sont positifs sur la chaîne de valeur agricole en Afrique, d’autres estiment que le ‘PPP’ a peu de chance d’être une réponse adéquate au problème de la faim et de la pauvreté. Pour cela, ils se basent notamment sur les retours d’expériences de la Chine des années 1980, au sein desquels il a été prouvé que l’accroissement de la production agricole était davantage lié à la manière dont les facteurs de productions et de travail étaient organisés plutôt que le recours à un transfert de technologie en tant que tel |10|. Cette position est partagée par Raj Patel dans un article écrit pour ‘The Journal of Peasant Studies’ (‘Le journal des études paysannes’) qui considère que dans le cadre de la NASAN, le ‘PPP’ est avant tout un moyen pour promouvoir les intérêts des investisseurs étrangers plutôt que nationaux |11|.
Nous souhaitons donc apporter un regard critique vis-à-vis des ‘PPP’, en particulier lorsque l’on regarde les entreprises multinationales et les investisseurs privés qui sont impliqués dans les programmes de l’AGRA, de la NASAN ou encore de Grow Africa. Nous l’avons vu, les géants de l’industrie agroalimentaire et agrochimique sont très présents (Monsanto, Nestlé, Walmart, etc.) et c’est notamment en cela que nous pouvons émettre des réserves. En effet, comment être certains qu’un équilibre de pouvoir, d’engagements et de responsabilités sera respecté entre le secteur privé, le secteur public et la société civile, alors même que nous avons d’un côté des sociétés privées avec un pouvoir de négociation incomparable, et de l’autre des États en proie à des difficultés économiques récurrentes et une société civile qui éprouve bien souvent des peines à obtenir de la visibilité et de la représentativité ? À titre d’exemple, pour la promotion du maïs WEMA (‘Water Efficient Maize for Africa’), les fondations Bill Gates et Warren Buffet ont contribué à hauteur de 47 millions USD en 2008, tandis que Monsanto et BASF ont conjointement participé à hauteur de 1,5 milliard USD cette même année |12|. Est-il possible dans ce cas pour un gouvernement de se passer d’un tel investissement et de faire valoir sa souveraineté ? Si la société civile devait être en désaccord face à un tel projet, serait-elle entendue par son gouvernement ? Par les investisseurs privés ?
Pour ce faire, plusieurs éléments viennent mettre en exergue cette réflexion. D’abord, il y a l’achat en 2013 par l’AGRA de 500.000 actions à Monsanto, pour une valeur totale de 23 millions USD |13|. De même, la fondation Gates a investi à hauteur de 3,1 milliards USD en 2012 dans des entreprises comme Coca-Cola, McDonald, Pepsico, BurgerKing, ou encore KFC |14|, on peut légitimement se poser la question de savoir dans quelle logique de promotion agricole sont effectués ces investissements ? D’autant plus que l’ensemble des entreprises agroalimentaires susmentionnées représente déjà les leaders mondiaux incontestés de leurs secteurs d’activités respectifs. Il en est de même pour Grow Africa, qui mentionne très clairement dans son rapport annuel 2014 entretenir des relations étroites avec les leaders de la production de semences génétiquement modifiées que sont Monsanto et Syngenta. Pareillement avec l’entreprise Unilever, un des acteurs majeurs du marché agroalimentaire aux côtés de Nestlé ou encore Pepsico, afin de, officiellement, « contribuer à améliorer l’intégration de la chaîne d’approvisionnement par les petits exploitants » |15|.
Pour étayer notre réflexion, la Via Campesina, principal réseau international de défense des droits des paysans déclarait le 9 juillet dernier que « les partenariats public-privé (PPP) où les entreprises remplacent les Etats dans des constructions obscures qui ne profitent qu’aux entreprises » |16|.
1.2. Vers une relation de domination/subordination ?
À travers cette sous-partie, nous allons tenter de démontrer que le modèle soutenu par la nouvelle révolution verte tend à réitérer le modèle développementaliste de la seconde moitié du XXe siècle qui a été analysé et critiqué à plusieurs niveaux. Dans un premier temps, nous nous concentrerons sur les nombreux parallèles possibles avec la théorie de la modernisation développée par Walt Whitman Rostow en 1960. Ensuite, nous verrons qu’en dépit des volontés affichées par les acteurs de la nouvelle révolution verte de mettre au centre de leur programme la paysannerie, nous verrons qu’en réalité, c’est une approche de type « Top-Down » (Approche ‘verticale’ ou ‘descendante’) qui y est appliquée.
1.2.1. Vers une poursuite de la modernisation ?
En 1960, l’économiste américain Walt Whitman Rostow dressait sa propre vision de la théorie du développement dans son ouvrage intitulé ‘Les étapes de la croissance économique’. Cet ouvrage servira de base à ce que l’on appellera par la suite, dans un cadre plus large, la théorie de la modernisation. Théorie vivement critiquée puisque Rostow y décrit que le développement et la modernisation d’un État, d’une société, d’une civilisation, sont un processus universel qui passe nécessairement par cinq étapes transformant la société traditionnelle vers une société modernisée (« La société traditionnelle ; Les conditions préalables au démarrage ; Le démarrage ; La marche vers la maturité ; L’ère de la consommation de masse ») |17|. Plus largement, à la simple lecture de ces étapes, on se rend compte que la théorie de la modernisation considère que le développement passe nécessairement par un abandon progressif des valeurs et systèmes traditionnels vers un soutien accru à la croissance économique à travers l’essor de l’industrialisation. En d’autres mots, la vision qu’il n’y aurait qu’un seul type de développement, nécessairement capitaliste.
Ainsi, à l’heure où l’on ne cesse d’entendre, avec raison, que l’Afrique doit créer son propre développement |18|, on peut légitimement se demander si la nouvelle révolution verte ne s’inscrit pas dans cette théorie de la modernisation. Plusieurs éléments viennent nous questionner sur ce sujet. À titre d’exemple, prenons le diagramme d’évolution de l’exploitant agricole africain proposé par la société agrochimique Syngenta (Figure 1) |19| engagée dans la nouvelle révolution verte :
Fig. 1 : — « Les stades additionnels d’une intensification agricole ».
Ainsi ce diagramme renvoie à la théorie de la modernisation à plusieurs titres.
D’abord, comme pour les étapes de Rostow, on voit ici que le petit producteur passe d’un statut de « petits exploitants de subsistance » (« subsistence smallholders »), qui nous rappelle la notion « d’ État traditionnel », pour parvenir à l’issue de trois étapes intermédiaires (« stages of progression ») à un statut « d’agriculteur avancé » (« advanced farmers »).
Ensuite, on voit que pour effectuer cette transition, l’exploitant agricole se doit d’introduire et d’appliquer les outils technologiques et biotechnologiques qu’il a sa disposition afin de « gagner en productivité ». Ce point nous rappelle sensiblement l’importance du recours aux technologies industrielles évoqué par Rostow pour procéder à un transfert de technologie qui, selon lui, devrait être bénéfique aussi bien pour la production en tant que tel, que pour le producteur en soi, puisque cela devrait lui permettre de dégager un revenu plus important, tout en rendant son activité agricole moins contraignante.
Par ailleurs, un autre élément qui attire notre attention est la vision très linéaire de ce diagramme, pareillement à la vision linéaire du développement et de la modernisation explicitée par Rostow, cette idée que pour parvenir à une société modernisée, une seule voie est possible. C’est bien cela qui est représenté ici, une voie linéaire, unique, sans alternatives, qui permettra, dans ce cas présent, « aux petits producteurs de subsistance » de « migrer en dehors de l’agriculture » (« migration ouf of agriculture »). Ainsi, et c’est sur ce dernier élément que nous allons nous concentrer, le petit producteur agricole, d’après Syngenta, serait destiné (ou condamné ?) à quitter son secteur d’activité, après avoir appliqué et franchi toutes les étapes nécessaires à son émancipation.
Devons-nous voir à travers ce diagramme de Syngenta le rôle qui est destiné aux petits paysans au sein de la nouvelle révolution verte ? D’autres éléments viennent confirmer que le petit exploitant agricole issu de l’agriculture familiale et/ou vivrière n’ait pas un rôle central et durable au sein de la nouvelle révolution verte.
1.2.2. Une approche de type « Top-Down » :
Ainsi, on peut percevoir ce sentiment d’un basculement vers une relation de domination ou de subordination au sein de la révolution verte à travers ce schéma tiré du rapport annuel 2013 de l’AGRA (Figure 2) |20|, concernant la structure de diffusion des semences en Afrique subsaharienne.
Fig. 2
Dès lors, on constate la vision très verticale et linéaire de l’AGRA, à travers une structure ‘Top-Down’, où les petits producteurs se retrouvent tous en bas de l’échelle, et où aucune dynamique participative et collaborative n’est présente. Nous avons délibérément ici fait le choix de prendre l’exemple de l’AGRA. Néanmoins, cette analyse est tout à fait similaire pour les autres programmes développés (Grow Africa et NASAN), puisque ces trois programmes appliquent « la même vision du productivisme » et de la « modernisation » que nous avons expliqués précédemment |21|.
En définitive, suite à l’examen des implications de l’EBA et des moyens de mettre en œuvre une transformation technologique agricole par la promotion de l’investissement du secteur privé à travers le ‘PPP’, on s’aperçoit que l’exploitant agricole, et en particulier ceux provenant de l’agriculture à petite échelle, se retrouve comme le dernier maillon de la chaîne de valeur. Ce constat se renforce par le fait que les acteurs et les programmes de la révolution verte promeuvent une approche descendante, c’est-à-dire verticale, qui implique par conséquent que les changements, les transformations, les prises de position s’effectueront par les représentants se trouvant au sommet de la pyramide hiérarchique et décisionnaire.
1.3. Quelle(s) vision(s) par rapport aux petits paysans et aux autres protagonistes ?
Par rapport aux petits paysans, de nombreuses sources estiment que la nouvelle révolution verte ne leur est pas spécifiquement destinée, et ce pour plusieurs raisons.
D’une part, la vision avancée par la révolution verte nécessite l’utilisation de semences hybrides fournies par le programme. Cependant, ces semences ont un coût important. De surcroît, ces variétés ne produisent pas de graines pouvant germer l’année suivante. C’est notamment le cas avec le brevet ‘Late embryogenesis adondant’ adopté depuis octobre 2005 ou encore avec le maïs WEMA dont un scientifique de l’industrie semencière admet qu’en raison du coût important pour cultiver cette espèce, les exploitants agricoles à petite échelle n’en tiraient aucun bénéfice, mais en réalité un déficit |22|.
D’autre part, la révolution verte impose une logique de type monoculture, ce qui entre en contradiction avec les techniques locales et qui nécessite une utilisation intensive de fertilisant. Pourtant, pour la grande majorité des agriculteurs africains, le coût important des semences et des intrants chimiques les rend « inaccessibles et inabordables » en plus d’être trop risqué |23|.
Ces deux premières contraintes, en plus du fait que les petits paysans ne soient pas consultés dans le processus d’élaboration du programme (Chapitre II-2.9 voir Partie 1), nous informent que ces derniers sont en situation de forte dépendance vis-à-vis des programmes et des acteurs de la révolution verte.
De plus, la prépondérance des industries agrochimiques (Monsanto, Syngenta, DuPont,…) et des industries agroalimentaires (Heineken, Nestlé, Unilever, Walmart,…) au sein de l’ensemble des programmes relatifs à la nouvelle révolution verte, plaide largement en faveur de l’agrobusiness. Pourtant, la libéralisation des marchés sous-jacente à l’agrobusiness entraîne une volatilité des prix des denrées alimentaires qui doit être absorbée par les exploitants agricoles que ceux-ci ne peuvent se permettre, ainsi qu’un rapport de force très inégal face aux firmes multinationales qui essayent toujours d’obtenir leurs produits au prix le plus faible possible.
En définitive, la nouvelle révolution verte n’est pas destinée aux petits exploitants agricoles, puisqu’on estime que celle-ci ne serait bénéfique que pour une infime proportion d’entre eux |24|.
De plus, on peut se poser la question de savoir en combien de temps les semences hybrides et autres intrants vont tenir en efficacité avant que des résistances naturelles et des maladies se développent au sein des cultures ? D’autre part, cela ne vont-t-il pas accentuer encore davantage la césure entre petits paysans et grands exploitants ?
2. Quel(s) impact(s) sur les savoirs agricoles culturels locaux ?
À travers la partie précédente, nous avons analysé comment les paysans à petite échelle étaient exclus de la chaîne de valeur par l’imposition d’un modèle développementaliste modernisateur. Désormais, nous allons nous concentrer sur les éventuels impacts que pourrait avoir la nouvelle révolution verte sur les savoirs agricoles culturels locaux.
2.1. La transformation des lois foncières et semencières : vers une standardisation contrôlée
Au cours du second chapitre, nous avons analysé les divers acteurs majeurs présents dans la nouvelle révolution verte. Nous nous sommes intéressés à leurs fonctions, leurs engagements, mais aussi en particulier aux divers liens qui existaient entre eux. Ce dernier point est important puisque nous avons remarqué d’une part, que l’ensemble de ces acteurs était tous relié directement ou indirectement, que ce soit sous forme de partenariat, de prise de décision dans des comités, de financement, de donation, et ce, aussi bien au sein des institutions (gouvernementales, continentales, financières, centre de recherches…) que d’associations ou encore d’organisations paysannes telles que la FANRPAN (‘Food, Agriculture and Natural Resources Policy Analysis Network’). D’autre part, ces interconnexions à divers niveaux d’implémentations leurs permettent d’avoir une influence sur les prises de décisions politiques et économiques des gouvernements afin de tenter promouvoir une stratégie agricole propre, celle de l’agrobusiness. Pour cela, ces mêmes acteurs tentent à l’heure actuelle de faire pression sur deux niveaux en Afrique subsaharienne, d’une part les lois foncières, et d’autre part, les lois semencières. On notera par ailleurs que ni la société civile ni les petits producteurs n’ont été consultés pour la mise en œuvre d’un tel cadre législatif semencier |25|.
2.1.1. Vers une standardisation sous contrôle des lois foncières… :
Un des problèmes récurrents pour les investisseurs du secteur privé en Afrique subsaharienne se concentre autour des lois foncières, qui relèvent bien souvent d’un pluralisme juridique, avec d’un côté la promotion des lois foncières traditionnelles appelées lois coutumières, et de l’autre côté le cadre légal gouvernemental classique. Ainsi, les investisseurs se retrouvent confrontés à une absence de cadastre qui ne leur permet pas de racheter les terres auprès des populations en place sans obtenir un accord gouvernemental au préalable. Cette situation foncière constitue un obstacle pour ces investisseurs, qui, s’ils ne disposent pas de la garantie de pouvoir acquérir de grandes exploitations foncières, ne pourront s’insérer dans le territoire concerné. C’est pourquoi, nous constatons diverses manœuvres afin d’inciter les gouvernements à adopter des lois foncières permettant d’obtenir une délimitation officielle des exploitations agricoles et par conséquent de pouvoir procéder à une titrisation de ces dernières, facilitant dès lors, les transactions foncières et modifiant par la même la gouvernance des terres en Afrique |26|.
À cet effet, la NASAN a conclu un accord en juillet 2014 avec dix pays africains, les « accords-cadres de coopération ». La Banque mondiale en a fait de même par l’élaboration des « AgDPO » (‘Opération de Politique de Développement de l’Agriculture’) qui offrent des subventions aux gouvernements africains sous respect de trois conditions visant à libéraliser le marché foncier et les lois foncières.
Cette idée similaire a été implantée par le programme américain Millenium Challenge Corporation (MCC) en vue de remplacer la gestion coutumière actuelle. Enfin, l’Union africaine (UA), la BAD, la Banque mondiale et la ‘Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest’ (CEDEAO) ont conjointement élaboré les « Initiatives sur les Politiques Foncières » (IPF) pour faciliter et diffuser l’application des « Investissements Fonciers à Grande Échelle » (IFGE) dont on comprend directement l’intérêt des investisseurs pour la mise en place d’un tel cadre réglementaire.
Par ailleurs, ces diverses manœuvres viennent nous informer sur le type de système agricole privilégié par la nouvelle révolution verte, puisque par l’intermédiaire d’acquisition de terre à grande échelle, c’est avant tout une agriculture de type agro-industrielle s’appuyant sur la monoculture qui est imposée. De plus, il convient de rester vigilant quant à la possibilité que ces nouvelles lois foncières n’entraînent pas de déplacement de population sans consentement, voire que cela ne soit pas une incitation à la problématique très actuelle des accaparements de terre où la Banque mondiale a déjà reconnu son implication |27|.
2.1.2. … et des lois semencières en Afrique :
Les lois semencières africaines sont aujourd’hui l’autre élément central sur lequel les protagonistes de la nouvelle révolution verte font pression. En effet selon eux, afin d’atteindre l’objectif de réduction de la faim et de la pauvreté en Afrique par la révolution verte, l’ensemble de ces protagonistes prône l’utilisation et la diffusion de semences améliorées et/ou génétiquement dans les exploitations agricoles subsahariennes. Cependant, on estime qu’à l’heure actuelle, entre 60 et 100 % des semences plantées dans les pays en développement proviennent du secteur informel par l’intermédiaire des petits exploitants agricoles qui s’échangent leurs semences les plus résistantes et/ou productives années après années |28|.
Ainsi, afin d’inciter l’adoption de ces semences par les agriculteurs, il faut nécessairement au préalable obtenir l’accord des gouvernements pour leurs diffusions. Pour cela, des pressions sont effectuées à deux niveaux, l’un pour définir une loi sur la propriété intellectuelle des semences « améliorées » qui seront utilisées, dans le but que celles-ci ne se répandent sans que les sociétés qui les ont développées n’obtiennent de contrepartie financière ; l’autre niveau pour définir une loi sur la commercialisation des semences afin de pouvoir dresser un catalogue des semences qui seront autorisées sur les marchés semenciers (les semences « améliorées ») et de celles qui seront interdites ou marginalisées (les semences issues du secteur informel).
D’une part, parmi les mesures actuelles développées afin que les pays africains adoptent une loi sur la propriété intellectuelle des semences, nous retrouvons trois accords, déjà en application ou encore en projet. D’abord, deux projets « de protocole de protection des obtentions végétales », celui de ‘l’Organisation Régionale Africaine de la Propriété Intellectuelle’ (ARIPO) et celui de la ‘Communauté de Développement de l’Afrique Australe’ (SADC). Ensuite, une révision de l’accord de Bangui de l’année 1997 par ‘l’Organisation Africaine pour la Propriété Intellectuelle’ (OAPI) en vigueur depuis 2006. À la base de ces mesures, nous retrouvons à tour de rôle, l’AGRA, l’USAID, la Banque mondiale, ou encore les industries agrochimiques tels que Pionner, Monsanto, etc. |29|.
Qu’est-ce que ces modifications impliquent ? En réalité, par ces nouveaux cadres législatifs et réglementaires cela va contraindre les exploitants agricoles à petite, moyenne et grande échelle à ne pouvoir utiliser leur propre semence que dans leur propre exploitation (ce qui inclut par conséquent l’interdiction d’échange de semences entre eux et de vente à l’extérieur), et en ce qui concerne les semences améliorées les contraindre à payer des « royalties », c’est-à-dire des droits d’exploitations de ces mêmes semences. C’est donc l’ensemble du système semencier informel qui est remis en cause et mis en danger par de telles mesures.
D’autre part, des mesures sont développées en parallèle afin que les gouvernements africains fixent un cadre réglementaire pour la commercialisation des semences. Pour ce faire, l’AGRA a mis en place le ‘Programme pour les Systèmes Semenciers en Afrique’ (PASS) |30| auquel la Banque mondiale, la NASAN, différents ministères de la Coopération au Développement et de nombreuses industries agrochimiques sont parties prenantes |31|. De même, la COMESA – ‘Marché Commun de l’Afrique Orientale et Australe’ – et la CEDEAO ont défini un nouveau cadre réglementaire qui rend illégal le transfert de semences non-répertoriées dans le catalogue entre États et qui classe comme non réglementaires les semences paysannes locales par l’intermédiaire du ‘Programme Semencier pour l’Afrique de l’Ouest’ (PSAO) développé par l’USAID. Enfin, la ‘Communauté de Développement de l’Afrique Australe’ (SADC) œuvre elle aussi dans l’élaboration d’un catalogue de semences autorisées à la commercialisation au détriment du système semencier informel.
Par conséquent, ces nouveaux cadres législatifs et réglementaires semenciers agissent en faveur d’une libéralisation du marché semencier afin que celui-ci entre en adéquation avec les règles internationales en vigueur que nous connaissons notamment en Europe avec la ‘Politique Agricole Commune’ (PAC). De même, c’est aussi une manière de reléguer au second plan le système semencier traditionnel et la biodiversité qui sont pourtant deux éléments essentiels à la survie des agriculteurs à petites échelles |32|. Enfin, on peut légitimement se demander si ces mesures visent réellement à réduire la faim et la pauvreté en Afrique, alors que dans le même temps, Olivier De Schutter, ex-rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation affirmait en 2009 que « les droits sur la propriété intellectuelle encouragent la standardisation et l’homogénéité, alors que c’est l’agrobiodiversité qui devrait être promue, en particulier face à l’émergence de la menace du changement climatique et de la nécessité de renforcer la résilience en encourageant les agriculteurs à s’appuyer sur une diversité de cultures » |33|.
Ainsi, l’ensemble des inquiétudes susmentionnées semblent prendre tout leur sens à travers cette déclaration de la Via Campesina à propos des transformations semencières et foncières imposées par les États occidentaux et les programmes de la nouvelle révolution verte : « La terre, l’eau, les semences et nos terroirs, biens communs gérés par les communautés, deviennent des marchandises sous le diktat du titre foncier, du brevetage du vivant via des lois foncières et semencières diligentées, dépossédant les peuples de leurs droits, qui sont les garants de l’avenir de la planète et de l’humanité » |34|.
2.2. Promotion des techniques agraires de la révolution verte au détriment des pratiques locales
Tout d’abord, comme nous l’avons vu, les semences hybrides et intrants chimiques implantés à travers la révolution verte sont tous produits par les leaders de l’industrie agrochimique et biochimique tels que Monsanto, Seed-Co ou encore Syngenta. À ce titre, un rapport de Grain nous renseigne sur la dangerosité pour la préservation des techniques locales d’avoir recours aux biotechnologies et autres organismes génétiquement modifiés (OGM). En effet, cela « transfère le contrôle sur la recherche-développement en agriculture vers les firmes multinationales et perturbe un processus collectif de sélection des plantes qui existe depuis des temps immémoriaux » |35|.
De même, la marge de manœuvre des agriculteurs est très limitée voire inexistante face à la mise en œuvre de programme tels que l’AGRA ou encore SG 2000 |36|. Comment peut-on préserver les techniques et savoirs locaux alors même que les détenteurs de ces connaissances ne sont pas consultés dans le processus d’élaboration des programmes relatifs à la nouvelle révolution verte ? |37|
Ainsi, cela se concrétise sur le terrain, par un remplacement d’envergure des semences utilisées et améliorées de génération en génération par les agriculteurs locaux, par des semences hybrides financées par les programmes tels que l’AGRA ou la NASAN . Ces mêmes semences qui sont primordiales pour assurer aux producteurs africains une sécurité alimentaire annuelle suffisante dans une logique de polyculture sont donc discréditées ; au profit de ces nouvelles semences hybrides au service d’un modèle agro-industriel occidental aussi destructeur qu’inapproprié.
Pour terminer sur ce point, en plus de pertes de savoirs culturels locaux uniquement sur le plan des semences, la diffusion d’un modèle agro-industriel basé sur la monoculture va inexorablement provoquer des changements importants au niveau de la répartition et du partage des terres. Alors que le système foncier est une question particulièrement délicate en Afrique en raison du pluralisme juridique, avec un entremêlement entre la réglementation officielle et l’organisation coutumière, cette transformation de l’espace foncier ne va-t-elle pas engendrer des conflits entre les exploitants, ou pire encore accroître davantage l’accaparement massif des terres de la part des investisseurs privés ?
2.3. Quel avenir pour les exploitations familiales ?
Alors qu’en Afrique subsaharienne les exploitations familiales représentent 90 % de la production alimentaire, on peut se demander quel sera le devenir de ces populations et exploitants agricoles dans ce modèle agro-industriel ? Comment mettre en valeur leurs modes et leurs conditions de vie dans cette nouvelle révolution verte qui n’en a que le nom ?
Tout d’abord, analysons la définition de ce qu’est une exploitation familiale en Afrique subsaharienne. Elle est « une unité ou entité humaine de production et de création de richesses matérielles et immatérielles, dans laquelle l’exploitant ou les exploitants mettent en œuvre un système de production agricole, [… l’agriculture familiale] s’oppose au modèle de l’agriculture industrielle basée sur la promotion de la rentabilisation des capitaux financiers » |38|.
Ainsi, de par cette définition, on remarque instantanément l’absence de deux notions primordiales afin d’assurer le devenir des exploitations familiales dans la nouvelle révolution verte.
D’une part, cette définition nous montre l’importance et la nécessité pour une exploitation familiale de « mettre en œuvre un système de production agricole ». Or, comme nous l’avons vu dans la partie précédente, les petits exploitants agricoles ne sont pas consultés, ni dans le processus d’élaboration de la révolution verte ni dans sa diffusion.
D’autre part, cette définition nous affirme très clairement qu’il y a une incompatibilité entre les deux modèles de productions, celui du modèle de l’agriculture familiale, et celui du modèle de l’agriculture industrielle. En outre, l’hypothèse que nous dressions au sein du chapitre II, où nous mettions en opposition le modèle productiviste de Paul Collier et la nouvelle révolution, et le modèle agroécologique de « polyculture extensive » soutenue par Olivier de Schutter (voir Partie 1), semble se confirmer.
En définitive, le devenir des exploitations familiales en Afrique subsaharienne est sérieusement remis en cause. Mais au-delà des transformations profondes que la nouvelle révolution verte va engendrer au détriment de l’agriculture familiale, cela risque dans un second temps de mettre en péril la production alimentaire africaine à moyen terme.