RFI | 16.03.2018
Côte d’Ivoire: la bombe à retardement du foncier rural
Par Arnaud Jouve
La question foncière dans le monde rural en Côte d’Ivoire est depuis longtemps un enjeu vital pour la paix. Le gouvernement tente de désamorcer cette menace avec la mise en œuvre d’une loi pour sécuriser les terres rurales. Mais 96% d’entre elles ne bénéficient pas encore de certificats fonciers et leur mise en conformité dans le temps imposé pose de nombreux problèmes aux communautés villageoises qui ont toujours géré leurs espaces par le droit coutumier. Un sujet sensible, à l’origine des graves crises politiques qu’a traversées le pays, et qui pèse toujours sur son avenir.
« Le foncier reste une source de tensions et de conflits. Il s’agit d’une des questions les plus fondamentales à régler dans les prochains mois », déclarait le président ivoirien Alassane Ouattara, le 4 janvier dernier à Abidjan, lors de la cérémonie de présentation des vœux du Nouvel An devant les responsables religieux et les chefs traditionnels. Il soulignait à cette occasion, d’après l’Agence de presse africaine, que le dossier du foncier demeurait brûlant en Côte d’Ivoire et que son gouvernement mettrait tout en œuvre pour le résoudre.
L'histoire a mis à mal le droit coutumier
Plusieurs rapports estiment que 96% des terres rurales de Côte d’Ivoire ne bénéficient pas de titres fonciers et sont toujours régis par le droit coutumier et par les savoirs locaux, mais l’histoire a mis à mal ce système traditionnel et a provoqué de nombreux conflits fonciers ruraux. L’occupation, la vente ou l’accaparement de terres, jugés illégaux, sont à l’origine de conflits qui ont fortement contribué à la grave crise sociopolitique qu’a connue le pays il y a quelques années.
Plusieurs périodes ont marqué cette histoire. En devenant une colonie française le 10 mars 1893, la Côte d’Ivoire s’est vu confisquer ses terres jusqu’alors administrées par les autorités coutumières. Le décret de l’époque stipulait que « les terres vacantes et sans maître, dans les colonies et territoires de l’Afrique-occidentale française, appartiennent à l’Etat ». Seules des parcelles sont alors laissées aux villageois pour se nourrir et le colonisateur exploite le potentiel « terre et bois » en utilisant de la main-d’œuvre qu’il fait venir de différentes régions.
Au lendemain de son indépendance en 1960, la Côte d’Ivoire axe son économie sur l’agriculture et mise principalement sur le café et le cacao. Le développement de ce secteur favorise le déplacement massif des populations du nord de la Côte d’Ivoire et des pays voisins vers les zones forestières du sud et de l’ouest du pays.
Cette implantation est également encouragée par la déclaration du président ivoirien Félix Houphouët-Boigny du 30 octobre 1970, qui aura force de loi : « Le gouvernement et le parti ont donc décidé, dans l’intérêt du pays, de reconnaître à tout citoyen ivoirien d’origine ou d’adoption, qui met une parcelle de terre en valeur quelle qu’en soit l’étendue, le droit de jouissance à titre définitif et transmissible à ses héritiers ». Une déclaration souvent traduite par la formule « la terre appartient à celui qui la met en valeur » qui sera interprétée de multiples manières.
Ce mouvement vers l’ouest et le sud, loin d’être contrôlé, déséquilibre les conditions coutumières d’accueil des étrangers et politise la question foncière.
Les conflits autour de la terre
La rareté des ressources, la pression démographique de la population ivoirienne, qui quadruple entre 1960 et 1998, ajoutées au flux migratoire élevé, exercent une forte pression foncière et des tensions entre les communautés. Elles seront aussi exacerbées par les politiques en quête du pouvoir suite au décès du premier président de la République et père de la nation, Félix Houphouët-Boigny, en 1993.
Période pendant laquelle, comme le résume le chercheur Koffi Justin Kouassi dans un article sur les conflits fonciers ruraux sur le site pour la paix Irénée, « chaque groupement politique dans le souci de rendre illégitime son adversaire politique aux yeux du peuple, lui niait certains droits notamment le droit à la nationalité, le droit à la propriété foncière pour ne citer que ceux-là. C’est dans ce contexte politique qu’est apparu le terme d’"ivoirité", un concept nationaliste utilisé pour désigner les Ivoiriens de souche… Les frustrations et les amalgames provoqués par ce concept vont conduire à un coup d’Etat militaire en décembre 1999 et à une rébellion armée en septembre 2002. Cette crise va ouvrir la boite de Pandore de la violence dans tous les secteurs mais particulièrement dans le domaine foncier rural ».
En 1998, la loi (98-750) sur le foncier rural, interdit l’accès à la propriété de terrains aux étrangers qui louent généralement les terres sur lesquelles ils ont fait prospérer des plantations à l’Etat. Mais beaucoup ignorent ce cadre légal face à des populations souvent promptes à louer et à vendre leurs terres au plus offrant. L’ouest du pays est le plus touché par ces problèmes fonciers. La guerre civile complique la situation et de nombreuses violences sont commises lors de la crise post-électorale de 2010-2011. De plus, de nombreux déplacés découvriront leurs terres occupées à leur retour. L’ONG Human Rights Watch estime que « des milliers de plaintes » ont été alors déposées pour « dépossession de terres liée au déplacement provoqué par le conflit ».
La loi de 1998 donnait dix ans aux agriculteurs pour faire enregistrer leurs terres et sécuriser leurs biens. Compte tenu des événements et de la complexité de la situation sur place, ce délai a été à nouveau prolongé de dix ans par une nouvelle loi sur le foncier rural (loi n° 2013-655) le 13 septembre 2013.
La sécurisation foncière
Aujourd’hui, les affaires liées aux conflits fonciers ruraux continuent d’encombrer les tribunaux et sont toujours une menace potentielle pour la paix. Pour désamorcer ces conflits, qui ponctuellement alimentent toujours l’actualité rurale, et pour éviter évidemment tout risque d’embrasement, l’Etat, très préoccupé par cette situation, a fait de la sécurisation foncière une priorité nationale, en mettant en œuvre d’importants dispositifs pour permettre l’application de la loi sur le foncier rural afin de transformer les droits sur l’usage du sol, dits droit coutumiers, en droits de propriété. Conformément aux dispositions légales actuelles, les populations disposent encore de cinq ans pour obtenir un titre de propriété, faute de quoi ils risquent de perdre leur terre. Un objectif difficile à atteindre pour de nombreux observateurs compte tenu des difficultés multiples à surmonter et compte tenu de l’immensité de la tache sachant que seulement 4% du territoire rural dispose d’un droit de propriété en bonne et due forme.
Pour relever ce défi de nombreux acteurs ont été mis à contribution comme l’explique Delbe Zirignon Constant, le directeur du Programme national de sécurisation foncière rurale (PNSFR) : « Ce programme, qui bénéficie de l’appui financier de bailleurs de fonds que sont la Banque mondiale et l’Union européenne, a permis de réaliser des campagnes d’information et de sensibilisation dans des départements qui ont abouti à la création des comités villageois et sous-préfectoraux de gestion foncière rurale, de former les acteurs de la mise en œuvre de la loi …, et de recruter des ONG pour relayer l’information ».
Et pour montrer que la tâche est lourde mais pas impossible, le directeur défend son premier bilan d’étape. « Le PNSFR dont les opérations majeures sont la délivrance des certificats fonciers et la délimitation des territoires des villages a permis d’enregistrer 7 422 demandes de certificats fonciers, d’en délivrer 670, d’immatriculer un certificat foncier, de délimiter 171 territoires de villages et de signer 403 baux ruraux. Aujourd’hui, ce programme se poursuit à travers le devis programme N°4 financé par l’Union européenne à hauteur de 1 311 914 000 FCFA [2 millions d'euros]. Ce montant a pour objectif de délimiter 136 territoires de villages prévus, et de délivrer les certificats fonciers sur une superficie globale de 28 000 ha dans les départements de Daloa, Toulepleu, Agnibilekrou, Agboville et Abengourou ».
Tribunaux saturés
Dans les territoires ruraux régis au quotidien par le droit coutumier, ce changement n’est pas simple. Toute la connaissance est détenue par les autorités traditionnelles que sont les chefs de terre, chefs de villages et divers, sachant que eux seuls peuvent éclairer et démêler les problématiques foncières locales.
Des ONG comme Audace Institut Afrique ou la fondation Friedrich Naumann par exemple, interviennent auprès de certaines communautés pour enregistrer leurs connaissances traditionnelles des terres et comprendre l’organisation des territoires. D’autres acteurs interviennent auprès des communautés les plus reculées pour expliquer et accompagner les paysans dans leurs démarches afin de les aider à faire reconnaître leur terre. La tâche est immense, les histoires sont toujours complexes et parfois douloureuses.
Désiré Youan Bi, par exemple, de l’organisation ASAPSU (Association de soutien à l’autopromotion sanitaire et urbaine – créée en 1989, et soutenue dans ses programmes par le CCFD – Comité catholique contre la faim) intervient dans le sud-ouest de la Côte d’Ivoire, dans le secteur de « la boucle du cacao » qui a cristallisé de multiples conflits, sur un programme consacré à la cohésion sociale en lien avec le foncier rural. Son constat est édifiant.
Sur la situation actuelle, dit-il, « il y a encore beaucoup de violence et les autorités locales sont impuissantes pour régler les problèmes. Les tribunaux tentent de régler les litiges, mais ils sont débordés par le nombre de plaignants et le nombre de cas de violence que l’on rapporte à tout moment… Dans certaines zones reculées, il y a de très fortes tensions, les messages de paix et de réconciliation qui se font entendre ailleurs, ne leur parviennent pas, et ils se font justice eux-mêmes ».
L’organisation a développé des programmes pour accompagner les communautés aux prises avec les tensions liées aux questions foncières, afin d’apaiser ces tensions. « L’application de la loi telle quelle pose problème. Nous, en tant que société civile, nous avons développé une approche beaucoup plus locale, pour amener les populations à gérer leurs terres comme elles l’entendent pour l’instant, pour que les conflits diminuent. Ensuite, nous les amenons au dialogue intercommunautaire et à la formulation de propositions pour fixer des nouvelles règles de gestion avec la terre. C’est une gestion traditionnelle, mais pour les préparer à se mettre en conformité avec la loi… ».
Selon la loi en vigueur, les populations rurales ont encore cinq ans pour se mettre en conformité et obtenir un titre de propriété. Mais seulement 4% d’entre eux sont enregistrés selon différentes sources. Et les difficultés pour obtenir un titre de propriété sont multiples, comme l’explique Désiré Youan Bi Zamble de l’association ASAPSU. « En 2023, dans seulement cinq ans, les populations risquent de ne plus être maîtres de leur terre si elles n’ont pas pu obtenir un titre de propriété. Or, pour beaucoup, se pose la question : "comment faire pour obtenir ce document ?" Il faut d’abord avoir l’argent pour payer le coût très élevé de la procédure, la lenteur administrative et beaucoup de choses qui seront difficiles à surmonter... Les paysans veulent vivre paisiblement et tranquillement sur leur terre. Si on leur facilite l’obtention des documents, elles vont s’engager dans cette voie, mais si on reste en l’état pour dire que la loi est impersonnelle et s’applique à tout le monde, je pense que malheureusement, il y aura des conséquences ».
Côte d’Ivoire: la bombe à retardement du foncier rural
Par Arnaud Jouve
La question foncière dans le monde rural en Côte d’Ivoire est depuis longtemps un enjeu vital pour la paix. Le gouvernement tente de désamorcer cette menace avec la mise en œuvre d’une loi pour sécuriser les terres rurales. Mais 96% d’entre elles ne bénéficient pas encore de certificats fonciers et leur mise en conformité dans le temps imposé pose de nombreux problèmes aux communautés villageoises qui ont toujours géré leurs espaces par le droit coutumier. Un sujet sensible, à l’origine des graves crises politiques qu’a traversées le pays, et qui pèse toujours sur son avenir.
« Le foncier reste une source de tensions et de conflits. Il s’agit d’une des questions les plus fondamentales à régler dans les prochains mois », déclarait le président ivoirien Alassane Ouattara, le 4 janvier dernier à Abidjan, lors de la cérémonie de présentation des vœux du Nouvel An devant les responsables religieux et les chefs traditionnels. Il soulignait à cette occasion, d’après l’Agence de presse africaine, que le dossier du foncier demeurait brûlant en Côte d’Ivoire et que son gouvernement mettrait tout en œuvre pour le résoudre.
L'histoire a mis à mal le droit coutumier
Plusieurs rapports estiment que 96% des terres rurales de Côte d’Ivoire ne bénéficient pas de titres fonciers et sont toujours régis par le droit coutumier et par les savoirs locaux, mais l’histoire a mis à mal ce système traditionnel et a provoqué de nombreux conflits fonciers ruraux. L’occupation, la vente ou l’accaparement de terres, jugés illégaux, sont à l’origine de conflits qui ont fortement contribué à la grave crise sociopolitique qu’a connue le pays il y a quelques années.
Plusieurs périodes ont marqué cette histoire. En devenant une colonie française le 10 mars 1893, la Côte d’Ivoire s’est vu confisquer ses terres jusqu’alors administrées par les autorités coutumières. Le décret de l’époque stipulait que « les terres vacantes et sans maître, dans les colonies et territoires de l’Afrique-occidentale française, appartiennent à l’Etat ». Seules des parcelles sont alors laissées aux villageois pour se nourrir et le colonisateur exploite le potentiel « terre et bois » en utilisant de la main-d’œuvre qu’il fait venir de différentes régions.
Au lendemain de son indépendance en 1960, la Côte d’Ivoire axe son économie sur l’agriculture et mise principalement sur le café et le cacao. Le développement de ce secteur favorise le déplacement massif des populations du nord de la Côte d’Ivoire et des pays voisins vers les zones forestières du sud et de l’ouest du pays.
Cette implantation est également encouragée par la déclaration du président ivoirien Félix Houphouët-Boigny du 30 octobre 1970, qui aura force de loi : « Le gouvernement et le parti ont donc décidé, dans l’intérêt du pays, de reconnaître à tout citoyen ivoirien d’origine ou d’adoption, qui met une parcelle de terre en valeur quelle qu’en soit l’étendue, le droit de jouissance à titre définitif et transmissible à ses héritiers ». Une déclaration souvent traduite par la formule « la terre appartient à celui qui la met en valeur » qui sera interprétée de multiples manières.
Ce mouvement vers l’ouest et le sud, loin d’être contrôlé, déséquilibre les conditions coutumières d’accueil des étrangers et politise la question foncière.
Les conflits autour de la terre
La rareté des ressources, la pression démographique de la population ivoirienne, qui quadruple entre 1960 et 1998, ajoutées au flux migratoire élevé, exercent une forte pression foncière et des tensions entre les communautés. Elles seront aussi exacerbées par les politiques en quête du pouvoir suite au décès du premier président de la République et père de la nation, Félix Houphouët-Boigny, en 1993.
Période pendant laquelle, comme le résume le chercheur Koffi Justin Kouassi dans un article sur les conflits fonciers ruraux sur le site pour la paix Irénée, « chaque groupement politique dans le souci de rendre illégitime son adversaire politique aux yeux du peuple, lui niait certains droits notamment le droit à la nationalité, le droit à la propriété foncière pour ne citer que ceux-là. C’est dans ce contexte politique qu’est apparu le terme d’"ivoirité", un concept nationaliste utilisé pour désigner les Ivoiriens de souche… Les frustrations et les amalgames provoqués par ce concept vont conduire à un coup d’Etat militaire en décembre 1999 et à une rébellion armée en septembre 2002. Cette crise va ouvrir la boite de Pandore de la violence dans tous les secteurs mais particulièrement dans le domaine foncier rural ».
En 1998, la loi (98-750) sur le foncier rural, interdit l’accès à la propriété de terrains aux étrangers qui louent généralement les terres sur lesquelles ils ont fait prospérer des plantations à l’Etat. Mais beaucoup ignorent ce cadre légal face à des populations souvent promptes à louer et à vendre leurs terres au plus offrant. L’ouest du pays est le plus touché par ces problèmes fonciers. La guerre civile complique la situation et de nombreuses violences sont commises lors de la crise post-électorale de 2010-2011. De plus, de nombreux déplacés découvriront leurs terres occupées à leur retour. L’ONG Human Rights Watch estime que « des milliers de plaintes » ont été alors déposées pour « dépossession de terres liée au déplacement provoqué par le conflit ».
La loi de 1998 donnait dix ans aux agriculteurs pour faire enregistrer leurs terres et sécuriser leurs biens. Compte tenu des événements et de la complexité de la situation sur place, ce délai a été à nouveau prolongé de dix ans par une nouvelle loi sur le foncier rural (loi n° 2013-655) le 13 septembre 2013.
La sécurisation foncière
Aujourd’hui, les affaires liées aux conflits fonciers ruraux continuent d’encombrer les tribunaux et sont toujours une menace potentielle pour la paix. Pour désamorcer ces conflits, qui ponctuellement alimentent toujours l’actualité rurale, et pour éviter évidemment tout risque d’embrasement, l’Etat, très préoccupé par cette situation, a fait de la sécurisation foncière une priorité nationale, en mettant en œuvre d’importants dispositifs pour permettre l’application de la loi sur le foncier rural afin de transformer les droits sur l’usage du sol, dits droit coutumiers, en droits de propriété. Conformément aux dispositions légales actuelles, les populations disposent encore de cinq ans pour obtenir un titre de propriété, faute de quoi ils risquent de perdre leur terre. Un objectif difficile à atteindre pour de nombreux observateurs compte tenu des difficultés multiples à surmonter et compte tenu de l’immensité de la tache sachant que seulement 4% du territoire rural dispose d’un droit de propriété en bonne et due forme.
Pour relever ce défi de nombreux acteurs ont été mis à contribution comme l’explique Delbe Zirignon Constant, le directeur du Programme national de sécurisation foncière rurale (PNSFR) : « Ce programme, qui bénéficie de l’appui financier de bailleurs de fonds que sont la Banque mondiale et l’Union européenne, a permis de réaliser des campagnes d’information et de sensibilisation dans des départements qui ont abouti à la création des comités villageois et sous-préfectoraux de gestion foncière rurale, de former les acteurs de la mise en œuvre de la loi …, et de recruter des ONG pour relayer l’information ».
Et pour montrer que la tâche est lourde mais pas impossible, le directeur défend son premier bilan d’étape. « Le PNSFR dont les opérations majeures sont la délivrance des certificats fonciers et la délimitation des territoires des villages a permis d’enregistrer 7 422 demandes de certificats fonciers, d’en délivrer 670, d’immatriculer un certificat foncier, de délimiter 171 territoires de villages et de signer 403 baux ruraux. Aujourd’hui, ce programme se poursuit à travers le devis programme N°4 financé par l’Union européenne à hauteur de 1 311 914 000 FCFA [2 millions d'euros]. Ce montant a pour objectif de délimiter 136 territoires de villages prévus, et de délivrer les certificats fonciers sur une superficie globale de 28 000 ha dans les départements de Daloa, Toulepleu, Agnibilekrou, Agboville et Abengourou ».
Tribunaux saturés
Dans les territoires ruraux régis au quotidien par le droit coutumier, ce changement n’est pas simple. Toute la connaissance est détenue par les autorités traditionnelles que sont les chefs de terre, chefs de villages et divers, sachant que eux seuls peuvent éclairer et démêler les problématiques foncières locales.
Des ONG comme Audace Institut Afrique ou la fondation Friedrich Naumann par exemple, interviennent auprès de certaines communautés pour enregistrer leurs connaissances traditionnelles des terres et comprendre l’organisation des territoires. D’autres acteurs interviennent auprès des communautés les plus reculées pour expliquer et accompagner les paysans dans leurs démarches afin de les aider à faire reconnaître leur terre. La tâche est immense, les histoires sont toujours complexes et parfois douloureuses.
Désiré Youan Bi, par exemple, de l’organisation ASAPSU (Association de soutien à l’autopromotion sanitaire et urbaine – créée en 1989, et soutenue dans ses programmes par le CCFD – Comité catholique contre la faim) intervient dans le sud-ouest de la Côte d’Ivoire, dans le secteur de « la boucle du cacao » qui a cristallisé de multiples conflits, sur un programme consacré à la cohésion sociale en lien avec le foncier rural. Son constat est édifiant.
Sur la situation actuelle, dit-il, « il y a encore beaucoup de violence et les autorités locales sont impuissantes pour régler les problèmes. Les tribunaux tentent de régler les litiges, mais ils sont débordés par le nombre de plaignants et le nombre de cas de violence que l’on rapporte à tout moment… Dans certaines zones reculées, il y a de très fortes tensions, les messages de paix et de réconciliation qui se font entendre ailleurs, ne leur parviennent pas, et ils se font justice eux-mêmes ».
L’organisation a développé des programmes pour accompagner les communautés aux prises avec les tensions liées aux questions foncières, afin d’apaiser ces tensions. « L’application de la loi telle quelle pose problème. Nous, en tant que société civile, nous avons développé une approche beaucoup plus locale, pour amener les populations à gérer leurs terres comme elles l’entendent pour l’instant, pour que les conflits diminuent. Ensuite, nous les amenons au dialogue intercommunautaire et à la formulation de propositions pour fixer des nouvelles règles de gestion avec la terre. C’est une gestion traditionnelle, mais pour les préparer à se mettre en conformité avec la loi… ».
Selon la loi en vigueur, les populations rurales ont encore cinq ans pour se mettre en conformité et obtenir un titre de propriété. Mais seulement 4% d’entre eux sont enregistrés selon différentes sources. Et les difficultés pour obtenir un titre de propriété sont multiples, comme l’explique Désiré Youan Bi Zamble de l’association ASAPSU. « En 2023, dans seulement cinq ans, les populations risquent de ne plus être maîtres de leur terre si elles n’ont pas pu obtenir un titre de propriété. Or, pour beaucoup, se pose la question : "comment faire pour obtenir ce document ?" Il faut d’abord avoir l’argent pour payer le coût très élevé de la procédure, la lenteur administrative et beaucoup de choses qui seront difficiles à surmonter... Les paysans veulent vivre paisiblement et tranquillement sur leur terre. Si on leur facilite l’obtention des documents, elles vont s’engager dans cette voie, mais si on reste en l’état pour dire que la loi est impersonnelle et s’applique à tout le monde, je pense que malheureusement, il y aura des conséquences ».