Au Mexique, la fronde des apiculteurs maya contre l’agro-industrie

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Des bouteilles de fongicides et produits chimiques abandonnés au bord d’une culture intensive de la papaye dans les environs de Ich-Ek, au Mexique. Photo : Mahé Elipe / Reporterre

Reporterre | 4 août 2023 

Au Mexique, la fronde des apiculteurs maya contre l’agro-industrie

Par Gwendolina Duval et Mahé Elipe (photographies)

Dans le sud-est du Mexique, des milliers de ruches sont mortes ces dernières années. Les apiculteurs mayas, qui blâment l’usage massif des produits chimiques, s’élèvent contre l’agro-industrie qui accapare les terres.

Hopelchén, région de Los Chenes (État de Campeche, Mexique), reportage

Le visage amer, José Manuel Poot Chan ouvre une ruche et tire un cadre pour l’inspecter. Sa voile protectrice est restée à ses pieds, inutile, puisqu’il n’y a presque pas d’abeilles.

«D’ordinaire, cette espèce est agressive mais en ce moment, les colonies sont encore très faibles», explique cet apiculteur maya de la communauté de Suc-Tuc.

Les rares petites abeilles qui bourdonnent péniblement sont tout ce qu’il reste de ce rucher collectif caché dans la forêt tropicale de l’État de Campeche. Comme quatre-vingts autres de ses collègues apiculteurs indigènes de la région de Los Chenes, José Manuel a tout perdu au printemps 2023 lors d’une intoxication massive des abeilles de la zone.

«Nous allions commencer la récolte, les ruches étaient pleines de miel et nous n’avons trouvé qu’un cimetière», raconte-t-il en décrivant l’état de choc qui l’a frappé.

Plus de 4 000 colonies ont été décimées et les pertes économiques sont estimées à 640 000 euros. Hopelchén est l’une des principales régions apicultrices du Mexique et la vente du miel exporté en Europe représente l’essentielle source de revenus des communautés mayas : «Ce sont des années de travail et tout un patrimoine perdu.»

José Manuel tente de faire ce qu’il peut pour reconstituer des colonies — au moins quatre années seront nécessaires selon lui —, mais les morts continuent : à quelques mètres, son collègue Benjamin Yeh Acosta ramasse au sol une poignée d’abeilles et autres insectes récemment desséchés : «Les tueries se poursuivront tant qu’il n’y aura aucun contrôle sur l’usage de tous ces produits chimiques hautement toxiques.»

Le fipronil, un insecticide considéré comme très nocif au Mexique, a été identifié comme le responsable de cette intoxication massive : «C’est très clair, on retrouve du fipronil dans tous les échantillons, je n’avais jamais vu cela», témoigne Rémy Vandame, chercheur au centre d’investigation mexicain Ecosur, qui a analysé les abeilles mortes à Hopelchén au printemps.

Les résultats montrent des taux de concentration de la substance plus de 2,5 fois supérieure à la dose mortelle. Le fipronil, commercialisé par Bayer, est interdit en France depuis 2017 mais continue d’être vendu et utilisé en masse sur les cultures industrielles au Mexique.

Selon l’ONG Global Forest Watch, la région d’Hopelchén a perdu 130 000 hectares de forêt en vingt-ans. © Mahé Elipe / Reporterre

La portion de forêt où se trouve le rucher collectif de la communauté de Suc-Tuc est entourée de ces immenses monocultures mécanisées. «La région connaît une extension énorme de l’agriculture industrielle ces dernières décennies», explique le chercheur.

Cultures intensives

L’installation de grandes entreprises et l’immigration de communautés mennonites depuis le Canada ou les États-Unis à la recherche d’hectares de terre à cultiver ont amené l’État de Campeche à massivement transformer la forêt maya pour développer la culture intensive de grains (maïs, soja, sorgho) destinés au marché international.

La culture de soja, quasi nulle il y a 20 ans, occupait plus de 66 000 ha en 2022. La croissance de ces espèces commerciales issues de semences hybrides requiert l’usage de fertilisants et de produits chimiques.

À Hopelchén, la mobilisation des apiculteurs contre les pratiques de l’agro-industrie n’est pas nouvelle. Il y a 10 ans, quand le Mexique a octroyé à Monsanto le permis de commercialiser du soja transgénique dans la péninsule du Yucatán, les paysans mayas sont montés au créneau.

Démontrant les dangers de la semence génétiquement modifiée pour la biodiversité et la production de miel, ils ont obtenu raison et l’autorisation du géant de la chimie a été révoquée en 2020. Pourtant, selon le scientifique Rémy Vandame : «À Hopelchén, on estime qu’il y a encore une dizaine de milliers d’hectares de cultures OGM, les apiculteurs ont gagné la bataille légale mais, dans la pratique, ça ne change rien.»

De son côté, l’apiculteur José Manuel Poot Chan ne croit plus à une action de la justice ou des autorités locales «tellement corrompues», explique-t-il dans un sourire qui révèle son indignation.

Cette fois-ci, les apiculteurs victimes des intoxications préfèrent dénoncer publiquement les pratiques écocidiaires de l’agro-industrie et exiger des lois pour protéger les colonies d’abeilles : «Quand on protège l’abeille, on protège tout l’écosystème.»

La protection de l’écosystème est un savoir bien connu des Mayas, selon Leocadia Uitz. Elle assure que, depuis des générations, sa famille «cultive du maïs en protégeant la terre». Sur leur terrain de Xkix, près de Dzibalchén, son frère Valdemar continue de pratiquer une agroforesterie destinée à l’autoconsommation.

Celui-ci précise vivre de la milpa et de la forêt, qu’il arpente régulièrement pour récupérer les fruits des arbres et chasser. Une manière d’occuper la zone contre «les envahisseurs et leurs machines», persuadé que, si sa présence disparaissait, «ils viendraient s’approprier la forêt et la brûler».

«Nous résistons et refusons de vendre la terre», explique sa sœur, malgré les conséquences de l’exploitation intensive des champs environnants sur leur oasis. Il y a plusieurs années, elle a perdu toutes ses abeilles et son frère n’entretient plus que sept colonies sur les soixante qu’il avait avant.

«L’air souffre, l’eau aussi, la terre pleure car on lui retire sa couverture et le soleil la brûle. Regarde comme la forêt est sèche maintenant, c’est la saison des pluies, mais elles ne viennent pas», déplore Leocadia Utiz.

lle préside une association qui rassemble 11 communautés de la région : «Ka Kuxtal Much Meyaj», «Renaître et travailler ensemble» en langue maya. «À l’origine, nous nous sommes retrouvés pour sauver notre manière de travailler et les semences originelles que nos ancêtres utilisaient», raconte Feliciano Ucan, un paysan de la communauté de Ich-Ek.

Les savoirs perdus des maïs

Depuis douze ans, l’association organise une fête du maïs, où les paysans indigènes sont invités à échanger les graines de maïs jaunes, blanches, roses ou bleues natives du Mexique. Face aux modèles agro-industriels, Feliciano est convaincu que les paysans mayas doivent se retrouver autour des savoirs perdus.

Ce jour-là, il accueille dans sa maison un atelier de fabrication de biol et de huaxin, des préparations liquides à base de plantes, déchets organiques et levures, destinés à nourrir les sols et protéger les cultures.

«Ces recettes sont oubliées, c’est important que vous en parliez autour de vous», dit l’animateur de l’association aux paysans venus participer au mélange du produit qu’ils se répartiront pour épandre dans leurs champs.

«C’est une recette naturelle que tous les anciens utilisaient, explique Edwin Huchin, un apiculteur de Ich-Ek, mais il y a vingt ans, les paysans mayas et leurs pratiques ont été très marginalisés.»

La mère d’Edwin élève une trentaine de colonies d’abeilles mélipones : «Il s’agit d’un sauvetage», déclare Avia Sarita Huchin. L’espèce a frôlé l’extinction et est toujours en danger à cause de la déforestation.

Abeille sans dard

Sans dard et originaire du Mexique, cette abeille produit un miel reconnu pour ses nombreuses propriétés : «Les anciens Mayas la considéraient comme sacrée.» Aidée par son fils et son petit-fils, Avia Sarita récolte en perçant les poches de cires qui retiennent le miel, ravie que la colonie «se porte bien malgré la crise et la sècheresse».

Plus sélective, l’abeille mélipone produit peu et pour cela, elle a été délaissée au profit de l’apis mellifera et ses gros rendements. Pourtant, un renouveau de la méliponiculture est en cours, promet Avia Sarita, qui affirme que son miel se vend de mieux en mieux sur les marchés local et national.

Suivant la tradition, elle préfère continuer d’élever ses colonies dans des troncs d’arbres creux plutôt que dans des ruches, «sans cela, les abeilles perdent leur véritable nature et deviennent plus fragiles». Dans l’histoire de cette abeille oubliée, elle y voit sa propre histoire et celle des apiculteurs mayas d’Hopelchén, tandis que les abeilles mélipones s’imposent au fur et à mesure comme un emblème de la lutte qu’ils mènent.

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