CETRI | 12.6.2025
Obsolètes, les réformes agraires ?
par Laurent Delcourt, CETRI
Longtemps centrales dans les stratégies de développement, les réformes agraires redistributives ont peu à peu disparu des agendas, remplacées par des approches de l’enjeu foncier dépolitisées et centrées sur la formalisation des droits et le marché. Face à l’échec de ces dernières et à la montée des pressions sur la terre, une nouvelle génération de réformes s’impose. Non plus comme simple ajustement technique, mais comme levier de transformation sociale, politique et écologique.
De tout temps, l’accès à la terre a été au cœur des aspirations et des luttes paysannes. Mais ce n’est qu’au 20e siècle que cette revendication historique s’est muée en projets politiques tangibles, sous la pression de mouvements sociaux, portés par des gouvernements révolutionnaires, progressistes ou plébiscitaires, et parfois même à l’initiative de régimes ouvertement anticommunistes dans un souci de désamorcer les tensions sociales qui secouaient alors le monde rural.
Quelles qu’aient été les motivations premières qui les ont inspirées – qu’elles procèdent d’idéaux révolutionnaires, de calculs politiques ou de stratégies de pacification sociale –, quelles qu’aient été leurs formes et leurs déclinaisons, ces « réformes agraires » – entendues ici comme des entreprises systématiques de redistribution des terres arables orchestrées par l’État au profit de celles et ceux qui n’en ont pas ou pas assez – se sont multipliées dans le Sud global. En particulier en Amérique latine et en Asie, où elles ont trouvé un terrain particulièrement fertile, l’Afrique demeurant, à bien des égards, relativement à la marge de ce mouvement.
Bien que ces réformes se soient souvent heurtées, sur le terrain, à la résistance acharnée des élites agraires, l’idée selon laquelle l’inégale répartition des terres n’était pas seulement une question de justice sociale ou de stabilité politique, mais un obstacle structurel au développement économique a peu à peu fait son chemin. Là où les disparités foncières atteignaient des proportions alarmantes, leur correction en est venue à être considérée non plus seulement comme légitime, mais comme indispensable. C’est dans cet esprit que la réforme agraire a fini par s’imposer comme un levier central des stratégies de transformation économique et sociale promues par les agences internationales dans les pays du Sud.
En 1951, trois ans après l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies de la Déclaration universelle des droits de l’homme – dont l’article 25 consacre le droit de chacun à un niveau de vie suffisant, incluant l’accès à l’alimentation, au logement, aux soins médicaux et à la sécurité sociale – se tient ainsi la première « Conférence internationale sur les régimes fonciers », à l’issue de laquelle les États conviennent d’établir un état des lieux régulier des progrès réalisés en matière de réforme agraire, disposition consolidée par la création en 1969 d’un Comité spécial pour la réforme agraire au sein de la FAO (Jessenne et al., 2016 ; Stein, 2020).
Dans un rapport daté de 1972, la Banque mondiale elle-même reconnaît que les structures foncières inégalitaires constituent non seulement une source majeure d’inégalités de revenus, mais qu’elles permettent aussi aux grands propriétaires d’exercer un pouvoir politique et économique susceptible de nuire aux intérêts de la majorité rurale. Et de conclure qu’aucune amélioration durable de la vie rurale n’est possible dans de telles conditions (Stein, 2020).
Pour corriger ces déséquilibres, améliorer durablement les conditions de vie dans les campagnes et stimuler le développement local, l’institution insiste encore, deux ans plus tard, sur l’importance des réformes agraires : « Les préoccupations d’équité sociale sont centrales […] affirme-t-elle. « Lorsqu’il existe des rapports d’exploitation entre propriétaires et locataires […], la réforme doit inclure une redistribution des droits fonciers, qu’il s’agisse d’accorder la propriété aux locataires, de remplacer les propriétaires par des entités communautaires, de morceler les grandes exploitations, ou encore de transférer certaines terres de l’État vers des individus » (Banque mondiale, 1974, cité par Stein, 2020).
Et pourtant, au début des années 1980, le chapitre des réformes agraires se referme brusquement. Sous l’effet conjugué de dynamiques politiques internes (coups d’État militaires dans les années 1960 et 1970, arrivée au pouvoir de forces conservatrices et/ou libérales), de pressions économiques externes (crise de la dette, ajustements structurels, injonctions à réduire le rôle de l’État, etc.) et, plus tard, de la perte de crédibilité du projet socialiste consécutive à l’effondrement du bloc soviétique, ces réformes sont radicalement remises en cause, abandonnées ou, au mieux, profondément édulcorées dans les pays qui les avaient initiées (voir les articles de Franco et Borras et de Ballivián et al. dans cet ouvrage).
Dans un monde qui connaît alors de profonds bouleversements (exode rural massif et urbanisation galopante, intensification du modèle productiviste tourné vers l’exportation, hégémonie du dogme néolibéral, etc.), la question agraire disparaît progressivement des priorités nationales et internationales.
Autrefois centrée sur la réduction des inégalités d’accès à la terre, la politique foncière voit également ses finalités se transformer. L’ambition de redistribution et de transformation sociale cède peu à peu la place à une approche technicienne et dépolitisée de la question agraire, axée presque exclusivement sur la formalisation des droits, la délivrance de titres de propriété individuels et une réforme de la gouvernance foncière – autant de dispositifs alignés sur les logiques du marché et les impératifs de compétitivité. Il ne s’agit plus de repenser les structures agraires, mais d’organiser les marchés fonciers et de garantir leur bon fonctionnement.
Symptomatique de ce changement de paradigme, l’expression même de « réforme agraire redistributive » n’est désormais plus guère employée que par les mouvements paysans et leurs alliés. Reléguée aux marges du débat politique et institutionnel, elle semble désormais appartenir à un autre temps. Comme le soulignait déjà Luc Cambrézy au milieu des années 1990 : « lorsqu’il est encore question des formes collectives d’appropriation ou d’utilisation des terres, c’est beaucoup plus pour analyser les modalités de leur privatisation – et pour cause – que pour envisager les raisons qui, dans de nombreuses situations, justifieraient de sérieuses réformes foncières. Bref, les réformes agraires ne font plus recette, et progressivement semble s’installer une sorte de consensus par défaut d’alternative pour admettre que la question de l’inégale répartition des terres, faute d’options idéologiques capables de faire pièce au néolibéralisme dominant, ne serait plus sujet d’actualité » (1995).
Obsolètes, dépassées donc, les réformes agraires ? L’aggravation des inégalités foncières au cours des dernières décennies, la persistance de la pauvreté dans les campagnes du Sud, ainsi que les pressions commerciales, climatiques et écologiques sans précédent qui s’exercent sur les terres témoignent, au contraire, de leur brûlante actualité. Dans un contexte de crises multiples, des politiques redistributives s’imposent plus que jamais. Mais pour relever les défis contemporains, elles ne peuvent se contenter de reproduire les modèles du passé : elles doivent être repensées, élargies et ancrées dans les luttes sociales et environnementales d’aujourd’hui. À ces conditions, la réforme agraire peut redevenir un levier de transformation politique et un outil de justice sociale. C’est au renouvellement de cet enjeu, à la lumière des expériences passées et des défis présents et à venir, que cette nouvelle livraison d’Alternatives Sud est consacrée.
Des réformes agraires entravées, inachevées et contestées
Considérée comme l’« âge d’or » des réformes agraires, la période s’étendant de 1915 – année de la première loi agraire au Mexique – jusqu’au début des années 1980 se distingue par la mise en œuvre de nombreuses politiques de redistribution des terres, notamment là où la structure foncière était polarisée, rigide et source de fortes tensions sociales.
Puisant dans deux grands registres mobilisés simultanément ou non, celui de l’équité et celui de l’efficacité économique, les réformes les plus radicales dans le Sud résultèrent souvent de bouleversements politiques majeurs : révoltes paysannes et révolutions (Mexique, Bolivie, Chine, Cuba, etc.), guerres d’indépendance (Algérie, Vietnam, Mozambique, etc.), occupations militaires après la seconde guerre mondiale (Japon, Corée, Taïwan), victoires de mouvements politiques radicaux (Égypte, Kerala en Inde, Chili, etc.) ou arrivées au pouvoir de régime militaire progressiste (Pérou notamment).
Dans la plupart de ces cas, elles s’intégraient alors dans des projets plus vastes de reconstruction ou de consolidation nationale, voire d’expérimentation économique, comme la politique d’industrialisation par substitution des importations (Léonard et Colin, 2023). D’autres réformes, beaucoup moins ambitieuses, s’inscrivaient davantage dans une logique d’apaisement ou de neutralisation des mouvements paysans, comme celles mises en place dans le cadre de l’Alliance pour le Progrès, initiative lancée par Washington pour contenir l’influence communiste en Amérique latine.
Dans de nombreux pays du Sud cependant, les revendications en faveur de la réforme agraire se sont vite heurtées à l’intransigeance des élites terriennes, et ont été étouffées dans l’œuf. Sous le prétexte de lutter contre la subversion communiste, les projets réformistes ont ainsi été enterrés en Indonésie et au Brésil, à la suite de coups d’État militaires (voir l’article de Li et l’interview de Stédile dans cet ouvrage).
Dans les deux cas, la politique agraire des régimes autoritaires qui s’imposeront alors, marquée par une répression implacable des mouvements paysans, se résumera à des opérations de colonisation de la frontière agricole, en vue d’apaiser les tensions sans pour autant ébranler les fondements de la structure foncière existante. Il s’agissait en somme de détourner la réforme de ses objectifs redistributifs, en donnant, comme le proclamait le slogan des militaires brésiliens, « une terre sans homme à des hommes sans terre ».
Dans ces deux pays, les processus de démocratisation (au Brésil dans les années 1980, en Indonésie dans les années 1990) ont certes ravivé les projets de réforme agraire – comme ce fut également le cas dans l’Afrique du Sud postapartheid ou en Amérique centrale à la suite d’accords de paix. Mais ces initiatives sont intervenues dans un contexte où les politiques redistributives avaient déjà perdu une grande partie de leur crédibilité aux yeux de nombreux dirigeants et des agences internationales de développement.
Dans le sillage de la crise de la dette, des réformes libérales des années 1980 et, plus largement, du changement de paradigme qui a vu le développement piloté par l’État céder la place à l’intégration compétitive dans l’économie mondiale, la légitimité des politiques agraires redistributives a profondément été remise en cause — y compris dans des pays comme le Mexique, où elles faisaient pourtant partie du patrimoine national (Cambrézy, 1995). Jugées trop coûteuses en période d’austérité, politiquement sensibles et peu efficaces pour réduire la pauvreté ou stimuler la croissance, elles furent progressivement marginalisées.
L’essor de l’agro-industrie, la priorité donnée à la privatisation, à la déréglementation et à l’ouverture aux investissements étrangers les ont ensuite reléguées au bas de l’agenda politique. Partout où le néolibéralisme s’est imposé, les acquis des réformes antérieures ont été révisés et leurs dispositifs démantelés, au nom du libre jeu du marché – comme les autres politiques de soutien au monde rural. Au tournant des années 1990, seuls quelques États du Sud maintenaient encore des programmes redistributifs, tandis que la réforme agraire disparaissait peu à peu des priorités internationales. Mais le retrait de l’État, le démantèlement des politiques publiques à destination des campagnes et l’ouverture accélérée des marchés ont, dans le même temps, bouleversé les équilibres ruraux : les inégalités foncières se sont creusées, l’insécurité s’est aggravée, et les conflits liés à l’accès à la terre se sont multipliés.
Face à ces tensions persistantes, la Banque mondiale, après plus d’une décennie de retrait va finalement opérer un retour remarqué sur le terrain des politiques agraires et foncières. S’appuyant sur une critique radicale des réformes étatiques antérieures – dénoncées comme dispendieuses, inefficaces, bureaucratiques, clientélistes et coercitives –, elle esquisse les contours d’une nouvelle génération de réformes alignées sur les principes du libéralisme triomphant (Pereira, 2021 ; Léonard et Colin, 2023).
Nouvelles approches de la question foncière
Les « réformes agraires assistées par le marché »
Dès le milieu des années 1990, la Banque mondiale amorce en effet un tournant décisif dans son approche de la question foncière, en promouvant un nouveau type de réforme dite « redistributive », censée répondre de façon optimale aux défis posés par la concentration excessive des terres et aux tensions sociales qu’elle alimente, notamment en Amérique latine, en Asie et en Afrique australe : la « réforme agraire assistée par le marché » (voir les articles de Franco et Borras, de Ballivián et al. et de Rojas Herrera dans cet Alternatives Sud). Se présentant comme une alternative « moderne » – comprendre plus en phase avec l’esprit du temps – aux réformes redistributives classiques fondées sur l’expropriation par l’État des grands domaines privés, cette nouvelle orientation se veut à la fois plus efficiente sur le plan économique et plus « acceptable » politiquement, car supposées « respecter » les droits de toutes les parties.
Bientôt mise en œuvre dans une série de pays (Brésil, Colombie, Guatemala, Afrique du Sud, Philippines, etc.) sous des modalités diverses, cette nouvelle génération de réformes, aussi qualifiées de « pro-pauvres », entend rompre avec la logique dite « coercitive » des vieilles politiques redistributives. Il ne s’agit plus de forcer le transfert des terres, mais de l’encourager à travers des transactions libres et volontaires entre vendeurs et acheteurs consentants : d’un côté, des grands propriétaires disposés à céder une partie de leur patrimoine ; de l’autre, des paysan·nes sans terre, des métayers et des métayères, des travailleurs et des travailleuses agricoles ou de petit·es exploitant·es en quête de terre. Le principe cardinal qui guide ces réformes devient ainsi celui d’une redistribution par le jeu de l’offre et la demande.
Dans cette perspective, toute intervention directe de l’État — qu’il s’agisse du plafonnement de la taille des exploitations ou de restrictions à la vente ou à la location de terres — est perçue comme une distorsion nuisible. La Banque mondiale estime ainsi que pour que ces réformes réussissent, un ensemble de conditions préalables doivent être réunies : libéralisation complète du marché foncier, levée de toute barrière à son bon fonctionnement et, surtout, reconnaissance formelle et enregistrement des droits de propriété individuelle, autant de mesures jugées tout aussi indispensables à la redynamisation de l’agriculture familiale et à la (re)lance de la croissance dans les campagnes (voir infra).
Certes l’État n’est pas complètement écarté du processus. Mais son rôle est profondément redéfini : il n’intervient plus comme acteur central, mais comme simple facilitateur, chargé d’organiser le cadre de cette transaction et, au besoin, d’octroyer des subventions, des crédits ou des garanties à ceux et celles qui aspirent à la terre sans en avoir les moyens, par le biais d’agences publiques ou parapubliques. Lesdits « bénéficiaires », eux, sont incités à se regrouper en collectifs – coopératives, syndicats, organisations de producteurs – pour renforcer leur pouvoir de négociation dans un marché que l’on postule ouvert, mais dont les rapports de force demeurent profondément inégalitaires (voir Lahiff et al., 2007 ; Pereira, 2021 ; Léonard et Colin, 2023).
Derrière cette ingénierie institutionnelle se dessine en réalité un projet foncier enraciné dans la pensée libérale classique : la privatisation et la sécurisation des droits fonciers, alliées à un marché fluide et transparent, garantiraient une meilleure allocation des ressources, stimulant investissements et productivité. Là où elle a été mise en œuvre, selon des modalités variables, cette réforme agraire « assistée par le marché » n’a pas seulement redéfini les conditions d’accès à la terre, elle a aussi redéfini le rôle et la place des pouvoirs publics, de même qu’elle a balisé l’espace du « faisable », du « possible » et du « souhaitable », en matière de politiques agraires, dans le cadre néolibéral (voir Borras et Franco, 2010 ; et Franco et Borras dans cet ouvrage).
Les politiques de sécurisation foncière
À partir des années 1990, la sécurisation de la tenure foncière est également érigée en pilier des nouvelles politiques « pro-pauvres » de la Banque mondiale à destination des campagnes. Présentée comme un moyen de protéger les paysan·nes contre la saisie ou l’accaparement de leurs terres, de stimuler l’investissement, de faciliter l’accès au crédit, de dynamiser les marchés fonciers et locatifs ou encore d’encourager les coentreprises, cette approche repose également sur un postulat central : un droit de propriété formel, juridiquement reconnu, garantirait aux petits exploitant·es agricoles une sécurité suffisante pour libérer leurs capacités d’initiative, accroître leur productivité et, in fine, améliorer leur rentabilité (Stein, 2020).
Ce postulat, inspiré des économistes néoclassiques, s’accompagne parallèlement d’un discrédit implicite porté aux régimes coutumiers et aux tenures informelles, considérés comme autant d’entraves à la modernisation agricole. Dans cette perspective, le flou juridique entourant les droits fonciers serait en effet l’un des principaux facteurs des faibles performances agricoles et de la persistance de la pauvreté rurale, notamment en Afrique subsaharienne, où plus de 90% des terres ne seraient pas formellement enregistrés (Ibid.). Souvent associées à des politiques de décentralisation des services fonciers, ces politiques de formalisation/sécurisation des droits auraient également d’autres vertus : instrument de « bonne gouvernance », elles réduiraient les conflits fonciers, atténueraient la corruption et abaisseraient les coûts de transaction liés à l’accès à la terre (Delcourt, 2018 ; Stein, 2020).
Au fil du temps, un consensus international se cristallise autour de cette vision, inspirée par les thèses de Hernando de Soto, pour qui la reconnaissance légale des actifs informels permettrait aux plus pauvres d’intégrer pleinement l’économie de marché et servirait de levier à la croissance rurale comme le montrerait la trajectoire des pays développés. C’est dans cette perspective qu’est créée en 2005 la Commission pour l’autonomisation juridique des pauvres (CLEP), sous l’égide des Nations unies, avec le soutien de nombreuses figures influentes. Son objectif : « alléger la pauvreté en reconnaissant légalement les droits de propriété des personnes en situation extra-juridique et leur permettre ainsi d’intégrer l’économie formelle » (Stein, 2020). Parallèlement, une multitude d’acteurs – agences de développement, ONG, bailleurs de fonds publics et privés – s’engage dans la mise en œuvre de programmes de sécurisation foncière, d’abord dans le cadre des Objectifs du millénaire pour le développement, puis des Objectifs de développement durable.
De fait, comme le note Howard Stein, depuis une vingtaine d’années, les institutions de développement, nationales comme internationales semblent animées d’un véritable « fétichisme du titre » (Ibid.). La formalisation des droits fonciers est devenue une sorte de panacée, une solution miracle dont on exalte les nombreuses vertus : levier d’accès au crédit, incitation à l’investissement, sécurisation des droits des femmes, facilitation des marchés fonciers, réduction des conflits, amélioration de la transparence, etc. Brandie comme une évidence, cette solution repose sur l’idée que le titre foncier permettrait aux plus pauvres de « réveiller » leur capital mort. Plus récemment encore, la sécurisation foncière a même été érigée en outil d’adaptation au changement climatique et de renforcement de la résilience (voir l’article de Franco et Borras dans cet Alternatives Sud).
Présentées comme une réponse universelle à une insécurité foncière élevée au rang de problème global, ces réformes axées sur la reconnaissance locale et l’enregistrement individuel des droits trouveront en Afrique un terrain d’application privilégié. Largement resté en marge des politiques redistributives mises en œuvre dans d’autres régions du monde, le continent s’est imposé comme le laboratoire d’une approche qui érige le titre foncier en remède à l’exclusion et à la pauvreté. Si bien qu’aujourd’hui, près d’une quarantaine de pays africains ont intégré cette logique dans leurs politiques foncières (voir l’article de Shinichi Takeuchi dans cet ouvrage).
Mais cette vision techniciste, qui sacralise l’outil juridique, fait l’impasse sur des enjeux fondamentaux : la centralité des inégalités foncières, la nature multidimensionnelle de la terre, son ancrage sociopolitique. Derrière l’apparente neutralité d’une simple procédure d’enregistrement, c’est tout un agencement de pouvoirs, de rapports sociaux et de luttes symboliques autour de la terre qui se trouve occulté.
Contradictions et impasses des nouvelles politiques foncières
Ressource vitale, socle de l’alimentation et instrument de sécurité et de reproduction sociale, la terre est au cœur des identités et des cultures. Elle façonne les trajectoires individuelles et collectives. Creuset d’inégalités, elle est aussi un puissant vecteur de concentration du pouvoir et de la richesse. Pour la majorité des populations rurales, elle rime avec exclusion et dépossession ; pour une minorité de grands propriétaires, elle constitue un levier d’opulence et de domination. C’est pourquoi, comme le souligne Howard Stein, la terre représente « un enjeu incroyablement central du développement, et sa répartition devrait être une préoccupation majeure » (Land Portal, 2019).
Or, en adoptant une vision réductrice, techniciste et dépolitisée de la question foncière, les approches promues par les institutions internationales et mises en œuvre par de nombreux gouvernements du Sud global font abstraction de cette complexité. La terre y est réduite à une simple ressource économique : un facteur de production monnayable sur des marchés. Cette lecture s’appuie en outre sur une « conception rigide et absolutiste de la propriété » (Merlet, in CETRI, 2025b), qui évacue les faisceaux de droits existants, ignore les rapports de pouvoir structurant l’accès au foncier et occulte ses dimensions sociales, politiques, culturelles et écologiques.
Dans des contextes de forte concentration foncière et de structures agraires profondément inégalitaires, les objectifs redistributifs n’ont certes pas totalement disparu des discours sur la réforme agraire assistée par le marché. Mais croire qu’une redistribution confiée aux seules lois de l’offre et de la demande bénéficiera spontanément aux plus pauvres et revitalisera l’agriculture familiale comme l’économie rurale relève d’une lecture simpliste et idéologiquement biaisée des dynamiques foncières.
Il ne faut dès lors pas s’étonner que ces politiques se soient soldées, presque partout, par des échecs (Lahiff et al., 2007 ; Pereira, 2021). Comme le rappellent Éric Léonard et Jean-Philippe Colin (2023), « la superficie des terres transférées est restée modeste, bien en deçà des flux engendrés par les réformes agraires classiques ». Dans de nombreux cas, elles ont même produit l’effet inverse de celui recherché. Comment aurait-il pu en être autrement, lorsqu’on demande aux plus pauvres d’acheter la terre… aux riches ?
De fait, présentées comme des instruments de démocratisation foncière, ces réformes ont dans bien des cas fragilisé les petits producteurs davantage qu’elles n’ont contribué à les émanciper. Dépourvus des ressources et des appuis techniques nécessaires pour valoriser leurs terres, nombre d’entre eux se sont enfoncés dans l’endettement, incapables de faire face à la fois au coût d’acquisition du foncier et aux investissements indispensables à la production. Et ce, d’autant plus que les terres qui ont été cédées étaient souvent de piètre qualité ou se trouvaient dans des zones marginales, réduisant d’autant leur potentiel productif. Quant aux mesures d’accompagnement promises aux petit·es exploitant·es — crédits, formations, appuis techniques —, elles se sont trop souvent révélées insuffisantes, sporadiques, voire inexistantes.
En théorie, le marché devait faciliter l’accès à la terre ; en pratique, il a renforcé la mainmise des grands propriétaires, restés maîtres des transactions et donc des règles du jeu. Loin de corriger les déséquilibres, ces politiques ont souvent contribué à les creuser, accentuant la concentration foncière et marginalisant davantage les petit·es paysan·nes, au profit des acteurs les mieux dotés en ressources. Conçues pour rompre avec le clientélisme, la corruption et les ingérences politiques, ces réformes ont, dans les faits, largement profité aux élites rurales et aux clientèles du pouvoir, souvent expertes dans l’art de détourner les dispositifs à leur avantage. Poussée à l’extrême, cette logique a parfois même produit des effets bien plus désastreux : comme le souligne Itayosara Rajas Herrera dans cet Alternatives Sud, la réforme agraire assistée par le marché aurait ainsi offert un cadre légal et institutionnel à la spoliation des terres par les groupes paramilitaires.
Les politiques de sécurisation foncière par la formalisation des droits censées moderniser l’agriculture, attirer les investissements et dynamiser les marchés n’ont guère mieux répondu aux attentes. Faute de politiques d’accompagnement ambitieuses (soutien technique et financier, infrastructures, planification territoriale, etc.), les bénéfices sont restés limités. L’accès au crédit demeure restreint, l’investissement marginal, et les gains de productivité anecdotiques.
Pire encore, ces politiques ont souvent exclu les populations rurales les plus vulnérables : sans-terre, métayers, femmes, jeunes, éleveurs nomades, travailleurs et travailleuses agricoles. Loin d’avoir été un instrument d’équité, la sécurisation foncière s’est muée en un outil de formalisation des inégalités (voir Borras dans cet ouvrage). En affaiblissant les règles coutumières, elles ont sapé les mécanismes de solidarité, sans pour autant prévenir les conflits. Et, supposée réduire la corruption, la décentralisation de ces politiques a renforcé la mainmise des élites locales (chefs traditionnels, notables, etc.) sur le foncier, souvent en connivence avec le pouvoir officiel, au détriment des petit·es exploitant·es (voir Stein, 2020 ; et Shinichi Takeuchi dans cet ouvrage).
Par ailleurs, la formalisation des droits n’a pas empêché le morcellement progressif des petites propriétés, entraînant une perte de viabilité des exploitations et contraignant de nombreux producteurs à vendre ou louer leurs terres aux acteurs les mieux dotés en ressources (Delcourt, 2018). Et ce processus, qui a accentué la concentration foncière au détriment des familles paysannes, s’est trouvé renforcé à mesure que les gouvernements du Sud ont ouvert leurs portes aux investisseurs étrangers, en leur offrant une sécurité juridique renforcée (Stein, 2020).
Plusieurs spécialistes n’hésitent d’ailleurs pas à qualifier ce phénomène d’« accumulation par la formalisation » (Maganga et al., 2016) ou « par la titrisation » (Torres-Mazuera, 2022). Tel est le paradoxe des politiques de sécurisation foncière : censées protéger la tenure paysanne, elles rendent possibles des formes d’accaparement légal des terres. Il n’est dès lors pas surprenant que ces réformes aient souvent été encouragées par les investisseurs étrangers et les élites locales (Stein, 2020). Ce qui semble être un progrès vers l’équité se révèle ainsi être un outil de concentration foncière, dissimulé sous le masque de la sécurisation (voir l’article de Franco et Borras dans cet ouvrage).
Certes, la reconnaissance formelle de droits sur la terre, qu’ils soient individuels ou collectifs, peut s’avérer nécessaire, en particulier dans les contextes marqués par une insécurité foncière généralisée. Mais encore faut-il que cette reconnaissance s’accompagne d’autres politiques volontaristes, ambitieuses et cohérentes : politique d’accès équitable à la terre, soutien à l’agriculture familiale, régulation des marchés fonciers ou contrôle des investissements. Faute de quoi, les inégalités foncières ne pourront que s’aggraver, creusant encore davantage le fossé entre les possédants et ceux et celles qui ne possèdent pas de terre ou pas suffisamment (Delcourt, 2018).
Quoi qu’il en soit, dans l’ensemble, les politiques menées depuis trois décennies ont lamentablement échoué à répondre à ce défi des inégalités foncières. Comme le montre une étude conjointe de l’International Land Coalition et d’Oxfam (2020), celles-ci se sont aggravées partout dans le monde au cours des dernières décennies : 1% des plus grandes exploitations détiennent désormais 70% des terres cultivables, tandis que 84% des fermes, souvent familiales, se partagent à peine 12% des terres. Ce déséquilibre est particulièrement prononcé en Amérique latine et dans les pays du Nord, tandis qu’en Asie et en Afrique, des millions de paysan·nes sont confrontés à un morcellement extrême de leurs terres compromettant la viabilité de leurs exploitations.
Sans un changement de cap radical, qui place les perdant·es de la mondialisation et des politiques foncières actuelles au cœur des priorités, ces dynamiques ne feront qu’empirer. D’autant plus que de nouvelles pressions – spéculatives, extractives, environnementales – exacerbent les tensions autour de la terre, menaçant la survie même des agricultures paysannes, lesquelles nourrissent, faut-il le rappeler, plus des deux tiers de la population mondiale.
Ressource vitale, socle de l’alimentation et instrument de sécurité et de reproduction sociale, la terre est au cœur des identités et des cultures. Elle façonne les trajectoires individuelles et collectives. Creuset d’inégalités, elle est aussi un puissant vecteur de concentration du pouvoir et de la richesse. Pour la majorité des populations rurales, elle rime avec exclusion et dépossession ; pour une minorité de grands propriétaires, elle constitue un levier d’opulence et de domination. C’est pourquoi, comme le souligne Howard Stein, la terre représente « un enjeu incroyablement central du développement, et sa répartition devrait être une préoccupation majeure » (Land Portal, 2019).
Or, en adoptant une vision réductrice, techniciste et dépolitisée de la question foncière, les approches promues par les institutions internationales et mises en œuvre par de nombreux gouvernements du Sud global font abstraction de cette complexité. La terre y est réduite à une simple ressource économique : un facteur de production monnayable sur des marchés. Cette lecture s’appuie en outre sur une « conception rigide et absolutiste de la propriété » (Merlet, in CETRI, 2025b), qui évacue les faisceaux de droits existants, ignore les rapports de pouvoir structurant l’accès au foncier et occulte ses dimensions sociales, politiques, culturelles et écologiques.
Dans des contextes de forte concentration foncière et de structures agraires profondément inégalitaires, les objectifs redistributifs n’ont certes pas totalement disparu des discours sur la réforme agraire assistée par le marché. Mais croire qu’une redistribution confiée aux seules lois de l’offre et de la demande bénéficiera spontanément aux plus pauvres et revitalisera l’agriculture familiale comme l’économie rurale relève d’une lecture simpliste et idéologiquement biaisée des dynamiques foncières.
Il ne faut dès lors pas s’étonner que ces politiques se soient soldées, presque partout, par des échecs (Lahiff et al., 2007 ; Pereira, 2021). Comme le rappellent Éric Léonard et Jean-Philippe Colin (2023), « la superficie des terres transférées est restée modeste, bien en deçà des flux engendrés par les réformes agraires classiques ». Dans de nombreux cas, elles ont même produit l’effet inverse de celui recherché. Comment aurait-il pu en être autrement, lorsqu’on demande aux plus pauvres d’acheter la terre… aux riches ?
De fait, présentées comme des instruments de démocratisation foncière, ces réformes ont dans bien des cas fragilisé les petits producteurs davantage qu’elles n’ont contribué à les émanciper. Dépourvus des ressources et des appuis techniques nécessaires pour valoriser leurs terres, nombre d’entre eux se sont enfoncés dans l’endettement, incapables de faire face à la fois au coût d’acquisition du foncier et aux investissements indispensables à la production. Et ce, d’autant plus que les terres qui ont été cédées étaient souvent de piètre qualité ou se trouvaient dans des zones marginales, réduisant d’autant leur potentiel productif. Quant aux mesures d’accompagnement promises aux petit·es exploitant·es — crédits, formations, appuis techniques —, elles se sont trop souvent révélées insuffisantes, sporadiques, voire inexistantes.
En théorie, le marché devait faciliter l’accès à la terre ; en pratique, il a renforcé la mainmise des grands propriétaires, restés maîtres des transactions et donc des règles du jeu. Loin de corriger les déséquilibres, ces politiques ont souvent contribué à les creuser, accentuant la concentration foncière et marginalisant davantage les petit·es paysan·nes, au profit des acteurs les mieux dotés en ressources. Conçues pour rompre avec le clientélisme, la corruption et les ingérences politiques, ces réformes ont, dans les faits, largement profité aux élites rurales et aux clientèles du pouvoir, souvent expertes dans l’art de détourner les dispositifs à leur avantage. Poussée à l’extrême, cette logique a parfois même produit des effets bien plus désastreux : comme le souligne Itayosara Rajas Herrera dans cet Alternatives Sud, la réforme agraire assistée par le marché aurait ainsi offert un cadre légal et institutionnel à la spoliation des terres par les groupes paramilitaires.
Les politiques de sécurisation foncière par la formalisation des droits censées moderniser l’agriculture, attirer les investissements et dynamiser les marchés n’ont guère mieux répondu aux attentes. Faute de politiques d’accompagnement ambitieuses (soutien technique et financier, infrastructures, planification territoriale, etc.), les bénéfices sont restés limités. L’accès au crédit demeure restreint, l’investissement marginal, et les gains de productivité anecdotiques.
Pire encore, ces politiques ont souvent exclu les populations rurales les plus vulnérables : sans-terre, métayers, femmes, jeunes, éleveurs nomades, travailleurs et travailleuses agricoles. Loin d’avoir été un instrument d’équité, la sécurisation foncière s’est muée en un outil de formalisation des inégalités (voir Borras dans cet ouvrage). En affaiblissant les règles coutumières, elles ont sapé les mécanismes de solidarité, sans pour autant prévenir les conflits. Et, supposée réduire la corruption, la décentralisation de ces politiques a renforcé la mainmise des élites locales (chefs traditionnels, notables, etc.) sur le foncier, souvent en connivence avec le pouvoir officiel, au détriment des petit·es exploitant·es (voir Stein, 2020 ; et Shinichi Takeuchi dans cet ouvrage).
Par ailleurs, la formalisation des droits n’a pas empêché le morcellement progressif des petites propriétés, entraînant une perte de viabilité des exploitations et contraignant de nombreux producteurs à vendre ou louer leurs terres aux acteurs les mieux dotés en ressources (Delcourt, 2018). Et ce processus, qui a accentué la concentration foncière au détriment des familles paysannes, s’est trouvé renforcé à mesure que les gouvernements du Sud ont ouvert leurs portes aux investisseurs étrangers, en leur offrant une sécurité juridique renforcée (Stein, 2020).
Plusieurs spécialistes n’hésitent d’ailleurs pas à qualifier ce phénomène d’« accumulation par la formalisation » (Maganga et al., 2016) ou « par la titrisation » (Torres-Mazuera, 2022). Tel est le paradoxe des politiques de sécurisation foncière : censées protéger la tenure paysanne, elles rendent possibles des formes d’accaparement légal des terres. Il n’est dès lors pas surprenant que ces réformes aient souvent été encouragées par les investisseurs étrangers et les élites locales (Stein, 2020). Ce qui semble être un progrès vers l’équité se révèle ainsi être un outil de concentration foncière, dissimulé sous le masque de la sécurisation (voir l’article de Franco et Borras dans cet ouvrage).
Certes, la reconnaissance formelle de droits sur la terre, qu’ils soient individuels ou collectifs, peut s’avérer nécessaire, en particulier dans les contextes marqués par une insécurité foncière généralisée. Mais encore faut-il que cette reconnaissance s’accompagne d’autres politiques volontaristes, ambitieuses et cohérentes : politique d’accès équitable à la terre, soutien à l’agriculture familiale, régulation des marchés fonciers ou contrôle des investissements. Faute de quoi, les inégalités foncières ne pourront que s’aggraver, creusant encore davantage le fossé entre les possédants et ceux et celles qui ne possèdent pas de terre ou pas suffisamment (Delcourt, 2018).
Quoi qu’il en soit, dans l’ensemble, les politiques menées depuis trois décennies ont lamentablement échoué à répondre à ce défi des inégalités foncières. Comme le montre une étude conjointe de l’International Land Coalition et d’Oxfam (2020), celles-ci se sont aggravées partout dans le monde au cours des dernières décennies : 1% des plus grandes exploitations détiennent désormais 70% des terres cultivables, tandis que 84% des fermes, souvent familiales, se partagent à peine 12% des terres. Ce déséquilibre est particulièrement prononcé en Amérique latine et dans les pays du Nord, tandis qu’en Asie et en Afrique, des millions de paysan·nes sont confrontés à un morcellement extrême de leurs terres compromettant la viabilité de leurs exploitations.
Sans un changement de cap radical, qui place les perdant·es de la mondialisation et des politiques foncières actuelles au cœur des priorités, ces dynamiques ne feront qu’empirer. D’autant plus que de nouvelles pressions – spéculatives, extractives, environnementales – exacerbent les tensions autour de la terre, menaçant la survie même des agricultures paysannes, lesquelles nourrissent, faut-il le rappeler, plus des deux tiers de la population mondiale.
Des pressions inédites sur la terre
Ces pressions inédites sur la terre sont précisément identifiées par l’IPES-Food (International Panel of Experts on Sustainable Food Systems) qui, dans un rapport récent (2024), met en lumière quatre tendances interdépendantes qui approfondissent les inégalités foncières, restreignent l’accès à la terre et exacerbent les conflits liés au contrôle des ressources.
L’accaparement des terres dit « 2.0 » est la première d’entre elles. Ravivé par les discours sur la nécessité de « nourrir la planète », il prolonge une dynamique qui a pris de l’ampleur après les crises alimentaire et financière de 2008-2009 et a été relancée par la flambée des prix agricoles qui a suivi la pandémie de covid-19 et la guerre en Ukraine. Chaque année, en effet, d’immenses superficies passent des mains de petit·es agriculteurs et agricultrices, d’éleveurs et d’éleveuses ou de communautés autochtones à celles de grandes exploitations, d’entreprises multinationales et, de plus en plus souvent, d’opérateurs financiers (fonds d’investissement, de pension, etc.), via des achats, des concessions ou des contrats de location. La valeur de la terre, transformée en actif spéculatif, tend ainsi à s’envoler, la rendant toujours plus inaccessible aux petits producteurs familiaux.
Dans le même temps, cet accaparement 2.0, qui concerne non plus seulement la terre, mais cible aussi l’eau et d’autres ressources essentielles, est encouragé par la plupart des gouvernements du Sud, qui multiplient les mesures pour attirer les investissements : accords commerciaux, déréglementation des marchés, incitations fiscales, création de zones économiques spéciales ou de corridors de croissance (voir CETRI, 2019). Même la sécurisation juridique et la numérisation des registres fonciers, présentées comme un gage de transparence, font aujourd’hui office de levier pour faciliter ces acquisitions massives qui accélèrent la dépossession des communautés rurales (Stein, 2020 ; IPES-Food, 2024).
Une seconde dynamique prend également de l’ampleur, portée par le discours écologique : celle de l’accaparement vert (voir CETRI, 2025a). De plus en plus de gouvernements, grandes entreprises et acteurs financiers s’emparent d’immenses étendues de terres au nom de la conservation, du « gain net de biodiversité » ou encore de la compensation carbone – des marchés évalués à 414 milliards de dollars en 2023, et qui pourraient atteindre 1800 milliards d’ici 2030 (IPES-Food, 2024).
La lutte contre le changement climatique et les politiques de transition énergétique génèrent donc paradoxalement, de nouvelles formes d’accaparement de terres. Les mécanismes de compensation redéfinissent leur valeur, les détachant de leur fonction nourricière et d’autres usages, pour les transformer en actifs financiers, facilitant d’importants transferts fonciers au détriment des communautés. Et cette dynamique devrait encore s’amplifier à l’avenir, les gouvernements s’étant engagés à allouer aux initiatives d’« élimination du carbone » une surface équivalente à l’ensemble des terres cultivées dans le monde, soit près de 1,2 milliard d’hectares (Ibid.).
Les projets d’énergie renouvelable – parcs solaires, éoliens, hydrogène vert – ajoutent à cette pression. D’ores et déjà, 20% de l’ensemble des transactions foncières concernerait la production d’agrocarburants, d’énergie verte et des projets de conservation, dépassant les accaparements de terre plus conventionnels (Ibid.). Bien que centrés sur la décarbonation, ces projets impliquent souvent la conversion de terres agricoles productives et la réorientation des ressources hydriques, aggravant les conflits fonciers et accentuant la marginalisation des communautés rurales.
La troisième tendance résulte de l’expansion des industries extractives, de l’urbanisation galopante et de la multiplication de grands projets d’infrastructures. La dépendance croissante aux minéraux indispensables à la transition énergétique pousse l’industrie minière à étendre son emprise sur les terres, au prix de ravages souvent irréversibles pour les écosystèmes et les communautés qui en dépendent. Expulsions forcées, accaparement des ressources en eau, pollution des nappes phréatiques, etc. – les dommages sont multiples et profonds (voir CETRI, 2023). De vastes étendues agricoles et des zones riches en biodiversité sont transformées pour satisfaire les besoins croissants de cette industrie. Une étude récente évalue ainsi à plus de 7,7 millions d’hectares la superficie aujourd’hui occupée par les mines dans le monde (dont 10% dans des sites protégés), tandis que 14% des grandes acquisitions foncières au cours de la dernière décennie sont directement liées à des projets miniers (IPES Food, 2024).
À cette pression minière s’ajoutent celles, non moins lourdes, de l’urbanisation galopante et du développement d’infrastructures. Routes, barrages, zones industrielles — autant de projets qui grignotent peu à peu les terres agricoles et les territoires des peuples autochtones. Cette tendance est d’autant plus préoccupante que nombre d’États affaiblissent les législations environnementales et les droits des populations concernées, tout en renforçant les protections juridiques accordées aux investisseurs.
Enfin, quatrième tendance, la reconfiguration des systèmes alimentaires vient ajouter sa pierre à l’édifice (voir CETRI, 2021). L’expansion de l’agriculture industrielle et des monocultures marginalise de plus en plus l’agriculture familiale, accélère les dynamiques d’exode rural ou aspire les petits producteurs dans des chaînes de valeur inéquitables, réduisant leur autonomie ou les transformant en ouvriers agricoles sur leurs propres terres. Cette dynamique, aggravée par la spéculation foncière et l’augmentation du coût des intrants, précipite de nombreux agriculteurs dans l’endettement, les privant peu à peu du contrôle de leur terre au bénéfice des grandes firmes, qui imposent les choix et conditions de production, tandis que l’intensification agricole et la standardisation des cultures appauvrissent et dégradent les sols.
Les effets de ces dynamiques se font cruellement sentir à l’échelle planétaire : près de 80% des terres arables sont aujourd’hui dégradées, tandis que plus de 1,3 milliard de producteurs agricoles restent prisonniers d’un cycle infernal de pauvreté et de baisse de productivité. Des collines du Chocó en Colombie aux plaines du Gujarat en Inde, les communautés rurales sont déplacées, leurs terres morcelées ou contaminées, leurs savoirs traditionnels, modes de vie et liens sociaux effacés par la marche implacable du profit (IPES Food, 2024). Derrière le vernis séduisant du progrès, brandi par les nouvelles orientations économiques, se profile en réalité une dynamique de dépossession à la fois massive, méthodique et silencieuse — un véritable processus de contre-réforme agraire qui ne dit pas son nom (voir Ballivián et al. dans cet ouvrage).
Réinventer la réforme agraire : un impératif socio-économique, politique et écologique
Pour inverser ces dynamiques délétères, rééquilibrer les rapports de force en faveur des paysan·nes et des peuples autochtones et améliorer les conditions de vie dans les campagnes, tout en répondant au défi écologique, une révision en profondeur des politiques foncières et agricoles s’impose plus que jamais. Reléguée depuis les années 1980 au rang de relique idéologique, la question de la redistribution des terres doit redevenir un levier central des stratégies de développement rural.
Non pas uniquement au nom de la justice sociale ou d’un impératif moral, mais aussi pour des raisons d’efficacité économique, comme le soulignait très justement l’ancien rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, Olivier De Schutter (2010) : « Une analyse de la Banque mondiale menée en 2003 sur les politiques foncières de 73 pays entre 1960 et 2000, révèle que ceux ayant entrepris une redistribution initiale plus équitable des terres ont enregistré des taux de croissance deux à trois fois supérieurs à ceux où la distribution foncière était restée inégalitaire. […] Le potentiel de réduction de la pauvreté qu’offre une répartition plus juste des terres est confirmé par des analyses statistiques, selon lesquelles une baisse d’un tiers de l’indice d’inégalité foncière entraîne une réduction de moitié de la pauvreté sur une période de 12 à 14 ans. »
Les réformes agraires menées en Asie à l’issue de la deuxième guerre mondiale en offrent une démonstration frappante : elles ont permis une augmentation moyenne de 30% des revenus pour 80% des ménages concernés. À Taïwan, en Corée du Sud et au Japon, ces réformes ont aussi joué un rôle majeur dans le processus d’industrialisation (voir l’article de Li plus loin). Mais, comme le rappelle Michel Merlet, « les échecs et détournements de nombreuses réformes agraires au 20e siècle ont contribué à faire oublier le rôle crucial que certaines d’entre elles ont pourtant joué dans le développement de pays aujourd’hui considérés comme des modèles de réussite économique » (2014).
Certes, les modèles de réforme agraire expérimentés au 20e siècle ne sauraient être reproduits à l’identique. Les limites, les échecs, l’instrumentalisation politique de nombre d’entre eux invitent à tirer les leçons du passé pour imaginer des formes renouvelées d’intervention foncière. Ces réformes devront être adaptées aux spécificités de chaque contexte national et articulées aux grands défis de notre temps – lutte contre le changement climatique, préservation de la biodiversité et justice sociale.
Combinant reconnaissance des droits, accès équitable à la terre et aux ressources productives, et, là où cela s’impose, restitution des territoires spoliés, ces politiques devront s’adresser en priorité à celles et ceux que les dynamiques actuelles de croissance ont marginalisé·es ou relèguent à l’invisibilité : femmes, jeunes, peuples autochtones, éleveurs et éleveuses nomades, travailleurs et travailleuses agricoles, etc. Mais pour être justes et durables, elles devront également s’attacher à ne pas reproduire les tensions qui, par le passé, ont compromis beaucoup d’initiatives, faute d’avoir pris en compte la pluralité des acteurs qui forment la société rurale et les dynamiques de différenciation à l’œuvre. Il s’agira de veiller à ce que les intérêts des différents groupes concernés ne soient pas mis en concurrence, mais envisagés dans une logique de complémentarité, respectueuse de la diversité des modes de vie et des multiples rapports à la terre (Borras et Franco, 2010 ; McKay, 2017).
Renforcer la participation de ces groupes à l’élaboration des politiques foncières est tout aussi essentiel. Car l’absence d’adhésion — voire la défiance — des populations concernées a souvent constitué un obstacle majeur à la viabilité des réformes passées, trop souvent conçues depuis le sommet, sans enracinement dans les réalités vécues, ni reconnaissance des dynamiques locales (Jessenne et al., 2016 ; Borras et Franco, 2010). La nouvelle génération de réformes devra rompre avec cette logique verticale et technocratique pour s’inscrire dans une démarche d’émancipation fondée sur l’autonomie, l’engagement et la capacité d’agir des communautés rurales elles-mêmes. Ce qui suppose l’instauration de véritables mécanismes de gouvernance foncière participative, capables de redonner voix, pouvoir et légitimité à des populations historiquement marginalisées.
Comme le souligne en effet Michel Merlet, « si l’on souhaite des transformations durables, la quantité d’hectares redistribués importe moins que la capacité des bénéficiaires à consolider et faire prospérer leurs acquis sur le long terme. Compter uniquement sur les États — largement contrôlés par des oligarchies ou des bourgeoisies agraires locales — pour réaliser ces réformes ne peut mener qu’à l’échec. Pour qu’une réforme agraire fonctionne réellement, il est impératif de soutenir et d’accompagner la structuration d’organisations locales capables d’assurer une gouvernance autonome et efficace des terres redistribuées » (CETRI, 2025b).
Mais cela implique aussi un renforcement réel des capacités productives des communautés rurales, en leur assurant un accès effectif à des savoirs techniques appropriés, à des conditions de sécurité suffisantes, à l’eau, à l’énergie, aux ressources naturelles, aux infrastructures et aux circuits de commercialisation. L’enjeu n’est pas de rechercher une rentabilité maximale ni d’imposer une insertion à marche forcée dans les marchés mondialisés, mais d’ancrer ces dynamiques dans une perspective de durabilité économique, sociale et environnementale, en misant notamment sur la promotion de pratiques agroécologiques (voir CETRI, 2014).
Car cette nouvelle génération de réformes devra également s’attacher à réparer les dommages hérités des modèles productivistes passés, et à atténuer les effets destructeurs d’une exploitation aveugle des sols et des ressources. Il s’agira de créer les conditions d’une viabilité à long terme, en encourageant des usages du sol respectueux des écosystèmes et favorables à la survie des générations futures (voir l’article de Rajas Herrera dans cet Alternatives Sud).
Pour produire des effets tangibles et s’inscrire dans la durée, ces réformes agraires devront nécessairement être accompagnées d’un ensemble cohérent de mesures structurelles : reconnaissance des statuts multiples de la terre et de la pluralité des droits qui y sont associés ; plafonnement de la taille des propriétés ; garantie d’un accès minimal à la terre pour les habitant·es des campagnes ; régulation des marchés fonciers ; politiques commerciales assurant des prix justes et stables pour les producteurs ; programmes de développement territorial ; encadrement strict des investissements à grande échelle et des activités des firmes transnationales ; soutien public massif aux producteurs locaux ; fiscalité progressive ; dispositifs de protection sociale adaptés aux réalités rurales, etc.
En somme, ces réformes ne sauraient rester confinées à la seule question de l’accès à la terre. Elles devront s’inscrire dans un projet plus vaste de transformation socio-économique, articulant souveraineté foncière et souveraineté alimentaire, justice sociale et résilience écologique (Merlet, 2014 ; CETRI, 2021).
Un tel projet ne saurait toutefois aboutir sans un engagement collectif d’envergure, dépassant le seul monde paysan et capable de créer un véritable rapport de force à l’échelle de la société. Affaiblis par le déclin de leur poids démographique et marginalisés dans les sphères décisionnelles, les paysan·nes — comme tou·tes celles et ceux qui vivent de la terre — ne peuvent plus porter seuls l’ambition d’une telle refondation agraire. Dans des contextes marqués par une polarisation foncière extrême, leur capacité de mobilisation, aussi précieuse soit-elle, ne suffira pas à renverser les dynamiques inégalitaires en cours. Autrement dit, les réformes agraires à venir ne pourront émerger d’une pression paysanne isolée, elles devront s’appuyer sur un front social large, porteur d’un projet politique et sociétal partagé (Borras et Franco, 2010).
Pour susciter un tel élan, ces réformes devront donc répondre à des aspirations collectives fortes : garantir la souveraineté et la sécurité alimentaires, créer des emplois durables, revitaliser les territoires (ruraux comme urbains) et préserver les écosystèmes. C’est dans cette perspective que s’inscrit la notion de « réforme agraire populaire », portée par le Mouvement des sans-terre (MST) au Brésil – une réforme pensée pour et avec l’ensemble de la société (voir l’entretien avec João Pedro Stédile dans cet ouvrage).
En ce sens, les réformes agraires du 20e siècle ne sauraient reposer sur de simples engagements volontaires, des codes de bonne conduite ou un quelconque « agencement » qui agrée à toutes les parties (voir l’article de Li dans cet ouvrage). Non pas « exercice[s] technocratique[s] », mais « événement[s] politique[s] transformateur [s], qui soulève[nt] des enjeux majeurs et suppose[nt] souvent de renverser des coalitions d’intérêts puissants » (Léonard et Colin, 2023), elles doivent nécessairement s’ancrer dans un rapport de force assumé, capable de contester les centres de pouvoir établis et d’affirmer la primauté du droit à la terre, à l’alimentation et à la justice sociale.
Une telle ambition exige bien entendu la construction d’alliances sociales susceptibles de dépasser les clivages de classe, de secteur et de territoire. Car les menaces auxquelles nous sommes confrontés – dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité, insécurité alimentaire – sont globales, tout comme les logiques qui les nourrissent.
Ces pressions inédites sur la terre sont précisément identifiées par l’IPES-Food (International Panel of Experts on Sustainable Food Systems) qui, dans un rapport récent (2024), met en lumière quatre tendances interdépendantes qui approfondissent les inégalités foncières, restreignent l’accès à la terre et exacerbent les conflits liés au contrôle des ressources.
L’accaparement des terres dit « 2.0 » est la première d’entre elles. Ravivé par les discours sur la nécessité de « nourrir la planète », il prolonge une dynamique qui a pris de l’ampleur après les crises alimentaire et financière de 2008-2009 et a été relancée par la flambée des prix agricoles qui a suivi la pandémie de covid-19 et la guerre en Ukraine. Chaque année, en effet, d’immenses superficies passent des mains de petit·es agriculteurs et agricultrices, d’éleveurs et d’éleveuses ou de communautés autochtones à celles de grandes exploitations, d’entreprises multinationales et, de plus en plus souvent, d’opérateurs financiers (fonds d’investissement, de pension, etc.), via des achats, des concessions ou des contrats de location. La valeur de la terre, transformée en actif spéculatif, tend ainsi à s’envoler, la rendant toujours plus inaccessible aux petits producteurs familiaux.
Dans le même temps, cet accaparement 2.0, qui concerne non plus seulement la terre, mais cible aussi l’eau et d’autres ressources essentielles, est encouragé par la plupart des gouvernements du Sud, qui multiplient les mesures pour attirer les investissements : accords commerciaux, déréglementation des marchés, incitations fiscales, création de zones économiques spéciales ou de corridors de croissance (voir CETRI, 2019). Même la sécurisation juridique et la numérisation des registres fonciers, présentées comme un gage de transparence, font aujourd’hui office de levier pour faciliter ces acquisitions massives qui accélèrent la dépossession des communautés rurales (Stein, 2020 ; IPES-Food, 2024).
Une seconde dynamique prend également de l’ampleur, portée par le discours écologique : celle de l’accaparement vert (voir CETRI, 2025a). De plus en plus de gouvernements, grandes entreprises et acteurs financiers s’emparent d’immenses étendues de terres au nom de la conservation, du « gain net de biodiversité » ou encore de la compensation carbone – des marchés évalués à 414 milliards de dollars en 2023, et qui pourraient atteindre 1800 milliards d’ici 2030 (IPES-Food, 2024).
La lutte contre le changement climatique et les politiques de transition énergétique génèrent donc paradoxalement, de nouvelles formes d’accaparement de terres. Les mécanismes de compensation redéfinissent leur valeur, les détachant de leur fonction nourricière et d’autres usages, pour les transformer en actifs financiers, facilitant d’importants transferts fonciers au détriment des communautés. Et cette dynamique devrait encore s’amplifier à l’avenir, les gouvernements s’étant engagés à allouer aux initiatives d’« élimination du carbone » une surface équivalente à l’ensemble des terres cultivées dans le monde, soit près de 1,2 milliard d’hectares (Ibid.).
Les projets d’énergie renouvelable – parcs solaires, éoliens, hydrogène vert – ajoutent à cette pression. D’ores et déjà, 20% de l’ensemble des transactions foncières concernerait la production d’agrocarburants, d’énergie verte et des projets de conservation, dépassant les accaparements de terre plus conventionnels (Ibid.). Bien que centrés sur la décarbonation, ces projets impliquent souvent la conversion de terres agricoles productives et la réorientation des ressources hydriques, aggravant les conflits fonciers et accentuant la marginalisation des communautés rurales.
La troisième tendance résulte de l’expansion des industries extractives, de l’urbanisation galopante et de la multiplication de grands projets d’infrastructures. La dépendance croissante aux minéraux indispensables à la transition énergétique pousse l’industrie minière à étendre son emprise sur les terres, au prix de ravages souvent irréversibles pour les écosystèmes et les communautés qui en dépendent. Expulsions forcées, accaparement des ressources en eau, pollution des nappes phréatiques, etc. – les dommages sont multiples et profonds (voir CETRI, 2023). De vastes étendues agricoles et des zones riches en biodiversité sont transformées pour satisfaire les besoins croissants de cette industrie. Une étude récente évalue ainsi à plus de 7,7 millions d’hectares la superficie aujourd’hui occupée par les mines dans le monde (dont 10% dans des sites protégés), tandis que 14% des grandes acquisitions foncières au cours de la dernière décennie sont directement liées à des projets miniers (IPES Food, 2024).
À cette pression minière s’ajoutent celles, non moins lourdes, de l’urbanisation galopante et du développement d’infrastructures. Routes, barrages, zones industrielles — autant de projets qui grignotent peu à peu les terres agricoles et les territoires des peuples autochtones. Cette tendance est d’autant plus préoccupante que nombre d’États affaiblissent les législations environnementales et les droits des populations concernées, tout en renforçant les protections juridiques accordées aux investisseurs.
Enfin, quatrième tendance, la reconfiguration des systèmes alimentaires vient ajouter sa pierre à l’édifice (voir CETRI, 2021). L’expansion de l’agriculture industrielle et des monocultures marginalise de plus en plus l’agriculture familiale, accélère les dynamiques d’exode rural ou aspire les petits producteurs dans des chaînes de valeur inéquitables, réduisant leur autonomie ou les transformant en ouvriers agricoles sur leurs propres terres. Cette dynamique, aggravée par la spéculation foncière et l’augmentation du coût des intrants, précipite de nombreux agriculteurs dans l’endettement, les privant peu à peu du contrôle de leur terre au bénéfice des grandes firmes, qui imposent les choix et conditions de production, tandis que l’intensification agricole et la standardisation des cultures appauvrissent et dégradent les sols.
Les effets de ces dynamiques se font cruellement sentir à l’échelle planétaire : près de 80% des terres arables sont aujourd’hui dégradées, tandis que plus de 1,3 milliard de producteurs agricoles restent prisonniers d’un cycle infernal de pauvreté et de baisse de productivité. Des collines du Chocó en Colombie aux plaines du Gujarat en Inde, les communautés rurales sont déplacées, leurs terres morcelées ou contaminées, leurs savoirs traditionnels, modes de vie et liens sociaux effacés par la marche implacable du profit (IPES Food, 2024). Derrière le vernis séduisant du progrès, brandi par les nouvelles orientations économiques, se profile en réalité une dynamique de dépossession à la fois massive, méthodique et silencieuse — un véritable processus de contre-réforme agraire qui ne dit pas son nom (voir Ballivián et al. dans cet ouvrage).
Réinventer la réforme agraire : un impératif socio-économique, politique et écologique
Pour inverser ces dynamiques délétères, rééquilibrer les rapports de force en faveur des paysan·nes et des peuples autochtones et améliorer les conditions de vie dans les campagnes, tout en répondant au défi écologique, une révision en profondeur des politiques foncières et agricoles s’impose plus que jamais. Reléguée depuis les années 1980 au rang de relique idéologique, la question de la redistribution des terres doit redevenir un levier central des stratégies de développement rural.
Non pas uniquement au nom de la justice sociale ou d’un impératif moral, mais aussi pour des raisons d’efficacité économique, comme le soulignait très justement l’ancien rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, Olivier De Schutter (2010) : « Une analyse de la Banque mondiale menée en 2003 sur les politiques foncières de 73 pays entre 1960 et 2000, révèle que ceux ayant entrepris une redistribution initiale plus équitable des terres ont enregistré des taux de croissance deux à trois fois supérieurs à ceux où la distribution foncière était restée inégalitaire. […] Le potentiel de réduction de la pauvreté qu’offre une répartition plus juste des terres est confirmé par des analyses statistiques, selon lesquelles une baisse d’un tiers de l’indice d’inégalité foncière entraîne une réduction de moitié de la pauvreté sur une période de 12 à 14 ans. »
Les réformes agraires menées en Asie à l’issue de la deuxième guerre mondiale en offrent une démonstration frappante : elles ont permis une augmentation moyenne de 30% des revenus pour 80% des ménages concernés. À Taïwan, en Corée du Sud et au Japon, ces réformes ont aussi joué un rôle majeur dans le processus d’industrialisation (voir l’article de Li plus loin). Mais, comme le rappelle Michel Merlet, « les échecs et détournements de nombreuses réformes agraires au 20e siècle ont contribué à faire oublier le rôle crucial que certaines d’entre elles ont pourtant joué dans le développement de pays aujourd’hui considérés comme des modèles de réussite économique » (2014).
Certes, les modèles de réforme agraire expérimentés au 20e siècle ne sauraient être reproduits à l’identique. Les limites, les échecs, l’instrumentalisation politique de nombre d’entre eux invitent à tirer les leçons du passé pour imaginer des formes renouvelées d’intervention foncière. Ces réformes devront être adaptées aux spécificités de chaque contexte national et articulées aux grands défis de notre temps – lutte contre le changement climatique, préservation de la biodiversité et justice sociale.
Combinant reconnaissance des droits, accès équitable à la terre et aux ressources productives, et, là où cela s’impose, restitution des territoires spoliés, ces politiques devront s’adresser en priorité à celles et ceux que les dynamiques actuelles de croissance ont marginalisé·es ou relèguent à l’invisibilité : femmes, jeunes, peuples autochtones, éleveurs et éleveuses nomades, travailleurs et travailleuses agricoles, etc. Mais pour être justes et durables, elles devront également s’attacher à ne pas reproduire les tensions qui, par le passé, ont compromis beaucoup d’initiatives, faute d’avoir pris en compte la pluralité des acteurs qui forment la société rurale et les dynamiques de différenciation à l’œuvre. Il s’agira de veiller à ce que les intérêts des différents groupes concernés ne soient pas mis en concurrence, mais envisagés dans une logique de complémentarité, respectueuse de la diversité des modes de vie et des multiples rapports à la terre (Borras et Franco, 2010 ; McKay, 2017).
Renforcer la participation de ces groupes à l’élaboration des politiques foncières est tout aussi essentiel. Car l’absence d’adhésion — voire la défiance — des populations concernées a souvent constitué un obstacle majeur à la viabilité des réformes passées, trop souvent conçues depuis le sommet, sans enracinement dans les réalités vécues, ni reconnaissance des dynamiques locales (Jessenne et al., 2016 ; Borras et Franco, 2010). La nouvelle génération de réformes devra rompre avec cette logique verticale et technocratique pour s’inscrire dans une démarche d’émancipation fondée sur l’autonomie, l’engagement et la capacité d’agir des communautés rurales elles-mêmes. Ce qui suppose l’instauration de véritables mécanismes de gouvernance foncière participative, capables de redonner voix, pouvoir et légitimité à des populations historiquement marginalisées.
Comme le souligne en effet Michel Merlet, « si l’on souhaite des transformations durables, la quantité d’hectares redistribués importe moins que la capacité des bénéficiaires à consolider et faire prospérer leurs acquis sur le long terme. Compter uniquement sur les États — largement contrôlés par des oligarchies ou des bourgeoisies agraires locales — pour réaliser ces réformes ne peut mener qu’à l’échec. Pour qu’une réforme agraire fonctionne réellement, il est impératif de soutenir et d’accompagner la structuration d’organisations locales capables d’assurer une gouvernance autonome et efficace des terres redistribuées » (CETRI, 2025b).
Mais cela implique aussi un renforcement réel des capacités productives des communautés rurales, en leur assurant un accès effectif à des savoirs techniques appropriés, à des conditions de sécurité suffisantes, à l’eau, à l’énergie, aux ressources naturelles, aux infrastructures et aux circuits de commercialisation. L’enjeu n’est pas de rechercher une rentabilité maximale ni d’imposer une insertion à marche forcée dans les marchés mondialisés, mais d’ancrer ces dynamiques dans une perspective de durabilité économique, sociale et environnementale, en misant notamment sur la promotion de pratiques agroécologiques (voir CETRI, 2014).
Car cette nouvelle génération de réformes devra également s’attacher à réparer les dommages hérités des modèles productivistes passés, et à atténuer les effets destructeurs d’une exploitation aveugle des sols et des ressources. Il s’agira de créer les conditions d’une viabilité à long terme, en encourageant des usages du sol respectueux des écosystèmes et favorables à la survie des générations futures (voir l’article de Rajas Herrera dans cet Alternatives Sud).
Pour produire des effets tangibles et s’inscrire dans la durée, ces réformes agraires devront nécessairement être accompagnées d’un ensemble cohérent de mesures structurelles : reconnaissance des statuts multiples de la terre et de la pluralité des droits qui y sont associés ; plafonnement de la taille des propriétés ; garantie d’un accès minimal à la terre pour les habitant·es des campagnes ; régulation des marchés fonciers ; politiques commerciales assurant des prix justes et stables pour les producteurs ; programmes de développement territorial ; encadrement strict des investissements à grande échelle et des activités des firmes transnationales ; soutien public massif aux producteurs locaux ; fiscalité progressive ; dispositifs de protection sociale adaptés aux réalités rurales, etc.
En somme, ces réformes ne sauraient rester confinées à la seule question de l’accès à la terre. Elles devront s’inscrire dans un projet plus vaste de transformation socio-économique, articulant souveraineté foncière et souveraineté alimentaire, justice sociale et résilience écologique (Merlet, 2014 ; CETRI, 2021).
Un tel projet ne saurait toutefois aboutir sans un engagement collectif d’envergure, dépassant le seul monde paysan et capable de créer un véritable rapport de force à l’échelle de la société. Affaiblis par le déclin de leur poids démographique et marginalisés dans les sphères décisionnelles, les paysan·nes — comme tou·tes celles et ceux qui vivent de la terre — ne peuvent plus porter seuls l’ambition d’une telle refondation agraire. Dans des contextes marqués par une polarisation foncière extrême, leur capacité de mobilisation, aussi précieuse soit-elle, ne suffira pas à renverser les dynamiques inégalitaires en cours. Autrement dit, les réformes agraires à venir ne pourront émerger d’une pression paysanne isolée, elles devront s’appuyer sur un front social large, porteur d’un projet politique et sociétal partagé (Borras et Franco, 2010).
Pour susciter un tel élan, ces réformes devront donc répondre à des aspirations collectives fortes : garantir la souveraineté et la sécurité alimentaires, créer des emplois durables, revitaliser les territoires (ruraux comme urbains) et préserver les écosystèmes. C’est dans cette perspective que s’inscrit la notion de « réforme agraire populaire », portée par le Mouvement des sans-terre (MST) au Brésil – une réforme pensée pour et avec l’ensemble de la société (voir l’entretien avec João Pedro Stédile dans cet ouvrage).
En ce sens, les réformes agraires du 20e siècle ne sauraient reposer sur de simples engagements volontaires, des codes de bonne conduite ou un quelconque « agencement » qui agrée à toutes les parties (voir l’article de Li dans cet ouvrage). Non pas « exercice[s] technocratique[s] », mais « événement[s] politique[s] transformateur [s], qui soulève[nt] des enjeux majeurs et suppose[nt] souvent de renverser des coalitions d’intérêts puissants » (Léonard et Colin, 2023), elles doivent nécessairement s’ancrer dans un rapport de force assumé, capable de contester les centres de pouvoir établis et d’affirmer la primauté du droit à la terre, à l’alimentation et à la justice sociale.
Une telle ambition exige bien entendu la construction d’alliances sociales susceptibles de dépasser les clivages de classe, de secteur et de territoire. Car les menaces auxquelles nous sommes confrontés – dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité, insécurité alimentaire – sont globales, tout comme les logiques qui les nourrissent.