Attribution de terres aux agrobusiness au Sénégal : l’erreur du cachet rouge avant la licence sociale

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Seneweb.com | 14 août 2020

Attribution de terres aux agrobusiness au Sénégal : l’erreur du cachet rouge avant la licence sociale

Par: Birame Faye

Investissement agricole pour la Banque mondiale, appropriation foncière selon l’Agence française de développement (AFD), investissement foncier pour d’autres, l’opération réussie par la Sedima à Ndengler s’appelle accaparement de terres. Du moins si l’on se réfère aux caractéristiques d’un accaparement terres reconnues par International land coalition (ILC) et d’autres organisations qui font le monitoring des transactions foncières dans le monde : attribution légale ou illégale de 200 ha au moins à un investisseur ou à une puissance publique, absence de consentement libre et éclairé des paysans, absence d’études d’impacts social, économique et environnementale minutieuses. Bref, un beau bassin versant de la violation des droits légitimes des paysans, des droits humains tout court.

Le statu quo qui bêle à Ndengler a le mérite d’indiquer que la transaction foncière portant sur 300 ha, ayant suscité une légitime poussée de fièvre, a raté la meilleure démarche qu’elle aurait dû adopter au départ. Autrement dit, la collectivité territoriale et la Sedima auraient dû commencer par-là : discuter et rediscuter avec les paysans qui sont les ayant droits légitimes.

Contrairement aux fervents partisans du légalisme, en matière de foncier rural, il vaut mieux décrocher d’abord la licence sociale que de se prévaloir d’une sécurité juridico-administrative matérialisée par une délibération (ou notification) du Conseil municipal.

Des territoires peu préparés à accueillir des agrobusiness

Le marché foncier validé par l’autorité municipale, sans jamais informer sur le prix auquel il abradé l’hectare à titre de frais de bornage, révèle encore une fois les carences de notre système de gouvernance décentralisée. Visiblement, la procédure d’affectation n’a pas été participative et elle a été menée par une collectivité territoriale qui ignore les limites de son territoire.

La matière foncière occupe une bonne partie de l’agenda de la plupart des municipalités au Sénégal. L’essentiel des recettes municipales est d’ordre domanial. Les mairies sont prêtes à renoncer à tout pour accueillir un investissement à forte incidence foncière, histoire d’alimenter des comptes souvent à l’étiage.

Curieusement, ces dernières refusent de se doter d’outils de gestion participative des terres et des ressources naturelles en général qui renforceraient la participation et le contrôle citoyen.

Une manière de parachever la futuriste Loi sur le domaine national de 1964, dont le concepteur Senghor avait projeté son application par des communautés rurales qui devaient commencer à exister à partir de 1972, c’est-à-dire 8 ans après. N’en déplaise à certains opérateurs fonciers, cette loi n’autorise pas d’affection de parcelles à des non-résidents de la commune concernée. D’ailleurs, la réforme foncière avortée pouvait connaitre une première phase pratique : proposer des décrets d’application qui faciliteraient la mise en œuvre de cette Loi sur le domaine national.

L’intérêt d’une convention locale

La participation citoyenne érigée en principe dans le Code général des collectivités territoriales de 2013 serait sans intérêt si l’Etat, les communes et départements du Sénégal continuent de statuer sur les ressources foncières et naturelles, sans au préalable qu’ils aient l’obligation d’instaurer au préalable une convention locale telle qu’elle est préconisée par le nouveau Code forestier adopté à la suite de l’épisode dramatique de Boffa Bayotte, en janvier2018, dans le département de Ziguinchor.

On a beau poussé des hoquets rageurs à la suite des différents échecs des tentatives de réforme foncière initiées par l’Etat central, truisme est de reconnaitre qu’il sera presque impossible d’appliquer une loi foncière de la même manière partout au Sénégal, sans un effort d’adaptation et une démarche participative qui responsabiliseraient les citoyens dans les processus d’affectation de terres. Pourquoi ? D’une zone agroécologique à une autre, les rapports des communautés à la terre sont différents. Le sentiment de disposer de terres est le premier filet de sécurité individuel et collectif. Et l’accès à la terre est indissociable à l’accès aux autres ressources naturelles. En perdant l’accès à leurs terres, elles perdent par la même occasion l’accès à leurs moyens de subsistance, engendrant une dégradation de leur sécurité alimentaire.

D’ailleurs, le rapporteur spécial des Nations Unies et du Droit à l’alimentation, Olivier De Schutter avait rappelé que cette propension des investisseurs à occuper des terres dites « non-cultivées » comporte un risque important pour les populations locales car elle exacerbe les risques d’insécurité alimentaire (De Schutter, 2010).

Les municipalités rurales devraient donc mesurer que l’affectation de vastes superficies à un investisseur national ou étranger, sans leur consentement libre des détenteurs de droits légitimes, comporte énormément de risques pour les communautés de paysans, de pasteurs et de pêcheurs.

Pour avoir beaucoup reporté sur ces cas d’agrobusiness, j’aperçois que les populations locales sont plus ouvertes à une affectation graduelle de terres à un investisseur, histoire de lui donner d’abord l’opportunité de prouver son utilité au niveau local, mais aussi de suivre et évaluer les effets d’un tel investissement sur leurs activités agro-pastorales et leurs environnements.

Outils de gouvernance participative des terres

Il est quand même possible pour des collectivités territoriales d’accueillir des investissements à forte incidence foncière sans risque de conflit majeur. Il suffit qu’elles matérialisent la décentralisation participative en s’appropriant des outils de gouvernance foncière et des ressources naturelles qui ont été expérimentés au Sénégal depuis plusieurs décennies.

En effet, dans le cadre de l’opérationnalisation des Directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers officiellement adoptées par le Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA) en mai 2012, la seule référence intergouvernementale qui reconnait les droits légitimes des communautés à la terre, tout en leur recommandant l’ouverture à des investissements responsables, la FAO a choisi le Sénégal comme pays pilote.

Ce faisant, l’ONG IED Afrique a mené une capitalisation des outils de gouvernance foncière expérimentés au Sénégal. Ces outils appelés conventions locales que l’Etat a recommandé aux collectivités territoriales dans le cadre de la gestion des ressources forestières, renvoient à un« accord passé entre les groupes d’intérêt locaux entériné par une ou plusieurs collectivités territoriales. Elle définit des principes et des modalités de protection et de gestion durable des ressources forestières de la collectivité territoriale conformément aux dispositions du présent Code et du Code général des collectivités locales ».

Autrement dit, elle encourage la définition de règles locales qui gouvernent des ressources naturelles. Ces règles ont le double avantage de promouvoir des bonnes pratiques endogènes en la matière, tout en se conformant au cadre légal national en vigueur.

La Charte locale de gouvernance foncière

Une première charte de gouvernance foncière a été mise en place par le Conga depuis 2011, dans la commune de Fass Ngom, dans le département de Saint-Louis. Elle a pour objectifd’instaurer un dialogue permanent entre les différents acteurs de la gouvernance foncière notamment les décideurs locaux, les citoyens et les représentants de l’Etat pour anticiper sur les conflits et permettre une prise de décision éclairée par la collectivité territoriale.

Son élaboration adopte une démarche participative et inclusive qui vise à promouvoir la participation citoyenne à la gouvernance du foncier, en mettant en place règles, des principeset des valeurs à travers une démarche consensuelle. Ces types de charte existent maintenant dans une dizaine de communes dont Warkhokh (Linguère), Fissel Mbadane, Gade Escale (Diourbel), avec l’appui du Congad.

La Charte locale de gouvernance contre les acquisitions de terre à grande échelle

L’apparition de nouveaux investisseurs en milieu rural, vers 2008, et les multiples conflits que ce phénomène a engendré, a amené des communautés tentent à s’organiser pour anticiper l’arrivée des détenteurs de capitaux. Cette charte a pour objectif de mettre en place un processus défini de manière consensuelle pour décrire les étapes qu’un investisseur doit suivre pour éviter les conflits et contribuer, en s’implantant, au développement économique local.

Ces règles sont établies entre élus, populations locales, ONG, services techniques de l’état et producteurs agricoles. Elles définissent une ligne de conduite que tout investisseur doit suivre pour investir dans un projet à emprise foncière, notamment le respect de certaines procédures comme la consultation des populations sur l’implantation des projets, la mise en place de cahier des charges pour la validation des projets par les communautés, les études d’impacts environnementale et social.

La Commission domaniale élargie

La Commission domaniale élargie est l’organe par excellence qui opérationnalise une charte locale de gouvernance foncière. Il s’agit d’un organe du Conseil municipal ouvert à des personnes ressources locales qui ne sont pas des élus et qui peuvent prendre part et influencer les processus de prise de décision sur la gouvernance foncière. Elle peut avoir comme mission de faire des prospections, des investigations, de la médiation, de la délimitation et de l’installation des affectataires de terres.

La mise en place de cette commission dépend énormément de la volonté du conseil municipal d’ouvrir la Commission domaniale à d’autres acteurs non-élus. Ces derniers sont choisis en fonction de leurs capacités d’influence, de leur honorabilité et de leur expertise.
Par exemple, elle peut être ouverte aux imams, notabilités coutumières, représentantes des femmes, marabouts, délégués des jeunes, aux organisations de développement à la base et aux services techniques déconcentrés.

La Charte du domaine irrigué

C’est un outil qui a la particularité de mettre l’accent sur les ressources foncières dans les zones irriguées où il y a souvent des aménagements hydro-agricoles. L’objectif de la Charte du domaine irrigué (CDI) est de constituer un document cadre en matière d’attribution et d’utilisation du domaine irrigué, établissant un lien entre les textes officiels régissant l’accès aux ressources « terre et eau ». La méthodologie utilisée pour l’élaboration de la charte est participative et fondée sur la concertation avec l’ensemble des acteurs à travers des rencontres d’échanges, permettant de diagnostiquer les contraintes à la mise en valeur et de proposer des solutions sous forme d’actions à entreprendre et de changement de comportement à incarner par les acteurs. Il gère les conditions d’affectation, la mise en valeur et les conditions de désaffectation. Une charte du domaine irrigué a été instituée dans le Bassin de l’Animé, dans le cadre de la mise en œuvre du projet Global Water initiative que pilotait l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) Sénégal.

Le Plan d’occupation et d’affectation des sols

Le Plan d’occupation et d’aménagement des sols (POAS) a été expérimenté par la Société d’aménagement et d’exploitation des terres du Delta (SAED) depuis 1991, suite à la forte pression foncière qui été notée dans cette partie de la vallée du Fleuve Sénégal. La SAED, les instituts de recherche et les collectivités locales avaient ainsi jugé nécessaire d’élaborer un outil de gestion du foncier par les communautés rurales à l’époque. Sa pertinence dans le processus de sécurisation foncière avait amené l’Etat à inscrire dans le projet de la loi d’orientation agricole de 2003 la généralisation du POAS dans toutes les communautés rurales du Sénégal. D’autres outils comme le système d’information foncière, le Code de bonne conduite de gestion des ressources foncières et naturelles ont été expérimentés dans certaines localités du pays.

Médias et foncier au Sénégal

Naturellement, les médias amplifient les résonnances venues de Ndengler et d’ailleurs. Au-delà ce rôle socialement responsable de faire écho les indignations des paysans dans le but d’éclairer davantage l’opinion, les médias devraient s’approprier la problématique foncière en examinant des cas concrets d’investissement qui ont échoué ou réussi à s’implanter dans le pays. Pourquoi Senhuile a-t-elle échoué à s’installer dans la réserve de Ndiael ?Pourquoi le Programme de développement inclusif et durable de l’agrobusiness au Sénégal (PDIDAS) qui a ciblé 9 communes du Nord du pays a-t-il encore du mal à donner des résultats depuis 2015 ? A quoi servent les bureaux de sécurisation foncière financés par la Banque mondiale dans le cadre de la mise en œuvre du PDIDAS ? Comment la société West african farms a-t-elle réussi à s’installer dans la commune de Gnith ? Pourquoi la Compagnie sucrière sénégalaise, malgré sa puissance financière, a-t-elle encore du mal à exploiter plus de10000 ha ?

Comment la Compagnie agricole de Saint-Louis a-t-elle réussi à s’implanter sur plus 4000 ha irrigués, dans le Delta du Fleuve Sénégal ? Comment la Société de cultures légumières s’est-elle installée à Fass Ngom ? Pourquoi l’affectation de grandes superficies de terres aux marabouts est-elle tolérée ? La liste des cas pratiques est loin d’être exhaustive.

En tout cas de cause, la problématique des affectations des terres repose la question de notre modèle agricole et de développement durable en général.

Birame Faye
Journaliste, spécialiste en gouvernance
des ressources naturelles
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