Plantations Feronia: Un prêt de 10 millions d’argent belge à haut risque

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Photo: Oskar Epelde
Apache | 28 janvier 2021

(Ceci est une traduction de la version originale en néerlandais)
 
Plantations Feronia: Un prêt de 10 millions d’argent belge à haut risque

Les leçons d’un prêt d’argent belge à haut risque 

par Quentin Noirfalisse
 
En 2015, BIO, la banque de développement publique belge, a prêté dix millions d’euros aux Plantations et Huileries du Congo, société controversée active dans l’huile de palme en RD Congo. Suite à la faillite de sa société-mère, Feronia, et la reprise par un fonds d’investissement basé à l’île Maurice, BIO a décidé d’annuler une partie de cette dette, à la colère de plusieurs ONG. Ce prêt à l’agribusiness, marqué par un conflit terrien violent, questionne en profondeur la politique de développement voulue par BIO et l’état belge. 
 
Le 9 novembre 2016, tandis que la nuit avait déjà englouti la Rue de la loi, Alexander De Croo, alors vice-premier ministre et ministre de la Coopération au développement, essuyait un feu nourri de questions parlementaires, venues des bancs du PS, du MR et d’Ecolo. 
 
Un an plus tôt, la Société belge d’Investissement pour les pays en développement (BIO), avait approuvé un prêt de 9,7 millions d’euros à une société à l’histoire ancrée dans l’époque coloniale, les Plantations et Huileries du Congo (PHC), détenue elle-même par une boîte canadienne, Feronia.
 
Benoit Hellings, député Ecolo, s’étonna : était-ce bien la mission de BIO, dont un des objectifs est de soutenir l’agriculture familiale, d’appuyer un agrobusiness très loin de ce modèle, détenant 107 000 hectares dont 27 000 pour la production d’huile de palme ? De Croo défendit le prêt en arguant que Feronia et sa filiale PHC allaient contribuer à augmenter la production nationale d’huile de palme congolaise, pour limiter ses importations. La plantation avait créé « 10 000 emplois, 8 000 équivalents temps plein (3 800 employés permanents et 4 200 contrats saisonniers) », défendit-il. 
 
Depuis lors, l’histoire de Feronia-PHC a été chaotique, marquée par des tensions permanentes avec les communautés locales, un plantage commercial et des abus signalés par de multiples ONG belges et internationales. À tel point qu’aujourd’hui, alors que la société canadienne Feronia a été mise en liquidation en août 2020, des députés de la majorité gouvernementale belge réclament la mise en place de critères clairs d’investissement et de plus de transparence de la part de BIO.
 
Les palmiers pour « civiliser »
L’histoire commence en 1911. William Lever, baron du savon anglais (Sunlight, c’est lui) et industriel paternaliste, cherche de l’huile de palme pour étendre son empire. L’état belge va lui confier 75 000 hectares de plantation, notamment aux alentours du fleuve Congo, dans l’ex-province de l’Equateur. Il n’y a pas que les terres qui sont accaparées. La main d’oeuvre aussi, recrutée de force, payée avec des salaires de misère pour un métier dangereux (les palmiers poussent jusqu’à quinze mètres). Les agents de ce qui s’appelle alors les Huileries du Congo belge commettent des graves abus envers les travailleurs. 
 
Unilever étendra petit à petit ses terres, hissant la Belgique dans le peloton de tête mondial de l’huile de palme. Dans les années cinquante, la société produit de la propagande filmée pour vanter le rôle civilisateur des palmeraies pour les masses congolaises. Tout en montrant qu’il faut incendier « la jungle impitoyable » pour la dompter. 
 
Le chaos économique amené par le mobutisme amorcera le déclin des plantations. Au début des années 2000, Unilever se retrouve avec plus de 100 000 hectares en inactivité à Boteka, Lokutu (province de la Tshopo) et Yaligimba (province de la Mongala). 
 
En 2008, alors que les financiers du monde entier se ruent sur les terres africaines pour y implanter des monocultures à grand échelle, un Canadien, Ravi Sood, rachète pour l’équivalent d’un quignon de pain, soit 2,6 millions d’euros, 76 % des parts de PHC (le reste allant à l’état congolais). 
 
Sood va rapidement flamber l’argent pour remettre les plantations à flot, dans des régions où des dizaines de milliers de personnes n’ont pas d’emploi mais des attentes hautes quant à l’arrivée de cet investisseur venu de loin. Sood rêve d’« opérations agricoles très efficaces, ce qui maximise les marges et génère des profits ». 
 
160 millions de dollars de perte
Mais de la bourse de Toronto aux réalités du terrain congolais, il y a un sacré pas. Le cours de l’huile de palme dégringole, le capital de la société fond en flèche et Feronia frappe aux portes des institutions étatiques de financement du développement (IFD) européennes pour assurer sa survie. 
 
Entre 2012 et aujourd’hui, ces « banques » publiques vont prêter ou investir environ 150 millions de dollars dans les plantations. Parmi celles-ci, on retrouve la CDC (Royaume-Uni – investissement et prêts), DEG (Allemagne - prêt), FMO (Pays-Bas – prêt), BIO (Belgique - prêt) et, via un fonds d’investissement, Proparco (France). 
 
Aujourd’hui, ces banques mettent en avant les réalisations de Feronia : deux moulins à noix de palme ont coûté 28 millions de dollars, et 39 millions ont été destinés à planter des nouveaux arbres et fournir « diverses améliorations agricoles ». La production a augmenté de 500 %, souligne la CDC dans un communiqué récent. Mais Feronia a été dans le rouge en permanence, perdant plus de 160 millions de dollars depuis sa création. 
 
Ces chiffres ne parviennent pas à masquer le conflit foncier très âpre qui agite les plantations depuis la reprise par Feronia. Pour de nombreux riverains de la plantation et plusieurs représentants de la société civile, les terres de Feronia ont été extorquées aux populations locales durant l’époque coloniale. « Dès l’arrivée de Feronia, explique Florence Kroff, coordinatrice de l’ONG Fian Belgique, les communautés locales ont contesté la légalité des concessions foncières, mal acquises sous l’ère coloniale. Elles réclament, encore aujourd’hui, la rétrocession d’une partie de leurs terres ancestrales. » 
 
Pour BIO, l’acquisition forcée des terres il y a « plus d’un siècle » peut être « regrettée », comme elle l’écrivait dans un communiqué en 2017, mais l’institution belge préférait « se focaliser sur la collaboration avec la société et comment améliorer les conditions de vie des plus de 150 000 riverains vivant dans la concession ».
 
Abus et manque de supervision
Cet engagement a-t-il été concrétisé sur le terrain ? En 2019, Human Rights Watch a révélé que des travailleurs ont été exposés à des pesticides toxiques sans protections adéquates. Des déchets non traités ont été largués dans des rivières. L’ONG américaine a dénoncé le « manque de supervision » de la part des banques de développement. Ces révélations ont complété d'autres rapports, dont un nouveau sort ce 28 janvier, où de multiples ONG dont Fian, Entraide et Fraternité en Belgique francophone, fustigent la vision "agro-coloniale" de Feronia et des banques de développement. 
 
Jutta Kill, du World Rainforest Mouvement, souligne également la position ambiguë des banques de développement sur l’emploi. « Durant des années, Feronia a maintenu des milliers de journaliers au travail sans jamais leur offrir de contrats à durée déterminée. Ce qui est illégal au Congo (après 22 jours de travail sur une période de deux mois, il faut offrir un contrat, ndlr). Longtemps, les journaliers à contrat à durée déterminée ont été payé sous le salaire légal. Aujourd’hui, les salaires demeurent bien en dessous d’un revenu qui permettrait de vivre dignement. » En 2018, l’inspection provinciale du travail de la Tshopo a confirmé l’utilisation abusive de contrats temporaires et mis Feronia à l’amende.
 
Feronia s’est toujours défendue de mal rémunérer ses employés, même si, effectivement, jusqu’à 2017, ils étaient souvent payé sous le minimum légal. Aujourd’hui le salaire de base pour un ouvrier qui rentre dans la société, sans expérience ni qualification est de 2085 francs congolais par jour (0,86€), environ 400 francs plus haut que le salaire minimum. Le grade le plus supérieur empoche lui 47,314 francs congolais (19,8€). En 2019, l’analyse par Human Rights Watch de 43 fiches de paie montrait des payes journalières entre 1 et 1,5€ par jour. Feronia annonce publiquement 2,8€ par jour en moyenne par travailleur, et couvre les soins de santé de ses employés.
 
A titre de comparaison, en 2019, Feronia dépensait plus de 400 000 dollars en payements pour les administrateurs non-exécutifs de la société et 1 million pour son «top management ». Quant aux promesses d’emploi avancées en 2016 par Alexander De Croo (10 000), les chiffres actuels livrés par Bio sont plus modestes : « PHC emploie 4397 employés à temps plein et 1100 saisonniers ». 
 
Des documents inaccessibles
Une des grandes conditions posées par une banque comme BIO était que PHC se dote d’un « plan environnemental et social » (PAES) au bénéfice des travailleurs et des communautés. En 2019, Alexander De Croo déclarait que ce plan avait été rempli à 85 %, citant le réhabilitation de 72 puits d’eau, de centres de santé et de centaines de maisons de travailleurs. Pour Human Rights Watch et le CNCD, 72 puits pour 100 000 à 150 000 habitants ne peuvent suffire. Photographies à l’appui, elles ont aussi montré que les logements n’étaient pas toujours aussi bien réhabilités que Feronia le prétendait. 
 
Ces réalisation sont par ailleurs impossibles à vérifier exactement, selon Florence Kroff, de FIAN. « Nous avons à plusieurs reprises exigé d’avoir accès au PAES originel, et aux audits de suivi. Ces demandes légitimes ont systématiquement été refusées sous le couvert de la « confidentialité commerciale ». La Loi belge est pourtant limpide à ce sujet. En tant que société anonyme de droit public dont l’État belge est l’unique actionnaire, BIO a des obligations très large en termes de transparence, de publicité de l’information et de rapportage. Ces refus systématiques sans justification suffisante constituent selon nous une infraction au droit administratif. » 
 
Depuis ces deux dernières années, l’histoire des plantations aura été émaillée par les arrestations, durant plusieurs mois, de villageois s’étant opposés à l’expansion des terres de la société près d’un moulin à huile de palme, mais aussi par la mort d’un membre de l’ONG locale RIAO de la main d’un garde de PHC. Si le garde a été acquitté, les circonstances du décès de Joël Imbangola restent   mystérieuses. 
 
En novembre 2018, neuf communautés locales déposait plainte auprès du mécanisme de plainte des banque de développement allemande et néerlandaise. Elle a été jugée recevable mais jusqu’à ce jour, aucun médiateur ou date de médiation n’ont été annoncée. 
 
BIO annulera jusqu’à 80 % de la dette de PHC
Dans le rouge depuis sa création, Feronia a été mise en liquidation en juillet 2020. Selon BIO, le cabinet d’audit Ernst&Young s’est mis en quête d’investisseurs pouvant réinvestir dans PHC, qui frôlait la banqueroute. 49 ont été contactés, mais un seul a accepté d’injecter de l’argent dans les plantations : Straight KKM 2 Ltd, un fond d’investissement logé à l’île Maurice qui était déjà actionnaire à 40 %. S’il est sorti de la liste noire des paradis fiscaux européens, plusieurs ONG dénoncent encore l’évasion fiscale qui s’opère de multiples pays africains vers l’île. 

Malgré le conflit terrien jamais résolu et la viabilité économique faible des plantations, BIO a décidé de renouveler sa confiance au projet.
 
La banque de développement a même décidé de faire un cadeau à PHC et ses nouveaux actionnaires : annuler 50 % de la dette de PHC envers l’institution belge dans le cadre cette restructuration. La condition : que PHC réalise un plan d’action environnemental et social (PAES° pour « poursuivre ses investissements dans l’amélioration des aspects environnementaux et sociaux liés à ses activités et de la situation des communautés vivant dans sa zone d’influence. » 
 
Si les objectifs du PAES sont atteints, la dette serait effacée jusqu’ à 80 %. Pourquoi une telle faveur ? Pour sauvegarder la contribution de la société à la sécurité alimentaire en RD Congo, avance notamment BIO. Une volonté contredite par les nombreuses interviews réalisées par Human Rights Watch, où les travailleurs des plantations affichaient leur difficulté à satisfaire leurs besoins de base, dont leur alimentation.
 
Les députés Malik Ben Achour (PS) et Séverine de Laveleye (Ecolo) ont questionné cette décision d’annuler une majorité de la dette de Feronia. « Elle devra être évaluée par la Ministre (de la coopération au développement sp.a, Meryame Kitir, ndlr) et elle devra agir en conséquence. Les accords de gouvernement me semblent assez clairs : nous n’allons pas vers un soutien aux société basées dans les paradis fiscaux », affirme Ben Achour. Si BIO précise que KKM n’a pas « de profit financier direct du prêt, ni de son annulation », il est évident que les sociétés qui détiennent KKM, installées dans des juridictions à la fiscalité extrêmement favorable, bénéficieront indirectement de cette annulation dans leur reprise des plantations. 
 
À l’heure actuelle, il est impossible de dire si les montants à investir dans ce PAES équivaudront au montant de la dette. « Comme d’habitude, nos demande d’accès à ces documents se sont heurtées à l’argument que BIO ressort toujours : la confidentialité commerciale », regrette la députée Ecolo Séverine de Laveleye, qui estime que le manque de transparence de BIO, justifié par le « secret commercial », est un souci structurel. 
 
Remettre les communautés au coeur du développement
L’annonce de l’annulation partielle du remboursement du prêt fait bondir Florence Kroff, de FIAN. « C’est un réel scandale ! Comment expliquer aux contribuables que l’État belge s’apprête à faire cadeau de 5 à 9 millions de dollars à une société controversée de l’agrobusiness au nom de la « coopération au développement belge » ? Les communautés locales n’ont jamais été impliquées dans le processus de restructuration. La résolution du conflit foncier n’a pas été exigée comme condition de l’annulation de la dette. » 
 
Le cas Feronia-PHC est exemplaire, aux yeux des ONG belges actives sur le dossier, des dangers de soutenir des projets agro-industriels à grande échelle pilotés depuis les cités financières occidentales comme, dans le cas de Feronia, Londres ou Toronto. « Il faut décoloniser notre approche du développement et remettre les droits humains et les communautés au centre du travail de développement », estime Florence Kroff. 
 
Début 2020, selon RIAO-RDC et le World Rainforest Movement, des communautés locales ont repris 300 hectares de plantations cédé par Feronia et entamé leur propre production d’huile. Le gestionnaire de l’installation a témoigné auprès des ONG actives sur le dossier pouvoir désormais gagner « sept fois » ce qu’un ouvrier recevait de l’entreprise.
 
Le cas Feronia amène désormais une remise en question du fonctionnement des banques publiques de développement. Dans un lettre ouverte de novembre 2020, des députés allemands, néerlandais et belges (Malik Ben Achour, Vicky Reynaert du sp.a et Séverine de Laveleye) ont appelé BIO et consorts à augmenter la transparence et éviter les investissements effectués via des centres financiers offshore, faire participer les communautés touchées par les projets et intégrer la crise climatique dans les réflexions sur le soutien à des secteurs comme l’agro-business. 
 
En coulisse, une source parlementaire lâche que BIO serait plutôt « soulagée » de pouvoir s’extraire, à terme, de PHC via l’annulation du remboursement. De son côté, BIO s’estime « consciente que les défis ont été sous-estimés » mais « fière de ce qu’elle est en train d’achever chez PHC ». Il n’y a pas une mention des plantations dans le rapport annuel 2019. Une fierté bien discrète. 

Encadré : Un nouveau montage « offshore » 
 
Une des conditions du prêt de BIO à Feronia, en 2015, était de rapatrier des îles Cayman une succursale offshore de Feronia vers la Belgique. Aujourd’hui, pourtant, Feronia a décidé d’annuler une partie de la dette de PHC, qui est pourtant détenue, désormais, par un montage qui s’appuie allègrement sur les structures offshore. En effet : KKM est détenue par sociétés basées dans des juridictions offshore tels que l’État du Delaware aux États-Unis (le fief de Joe Biden) ou les île Cayman. Parmi ses actionnaires, deux businessmen : Larry Seruma et Walé Adéosun, un ancien conseiller économique de Barack Obama et Larry Seruma. Par ailleurs, une nouvelle société domiciliée Avenue Louise, Feronia KNM, détenue par KN Agri LLC, une société liée à KKM basée à Wilmington (le fief de Joe Biden) dans le Delaware, domiciliée, a injecté fin 2020, 15 millions de dollars en capital dans PHC.
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