Enquête sur la riziculture chinoise à Nanga-Eboko

Quotidien Le Jour | 13 août 2010

Jean-Bruno Tagne

à Nanga-Eboko

1000 tonnes de riz sortent de terre

Il est 6h. Nanga-Eboko s’éveille. Il faut au moins cinq heures pour faire les 160 km de route (environ) cabossée qui séparent Yaoundé du chef-lieu du département de la Haute Sanaga. Au carrefour situé juste à côté de la gare, des dizaines de personnes sont rassemblées. Hommes, femmes, enfants se préparent à se rendre à la ferme. C’est ainsi que la plantation exploitée par les Chinois a été baptisée par les villageois. Tous vont y chercher du travail.

Le chemin qui mène à la ferme est une petite piste poussiéreuse, ceinturée par de vastes étendues de forêt non exploitées. Sur le chemin, on rencontre quelques paysans, houes, machettes et pioches à la main, qui se rendent dans leurs champs.

Au bout de quelques minutes, on est à Bifogo. C’est ici que les Chinois ont pris du terrain pour une vaste plantation qui longe le fleuve Sanaga. La plantation s’étend à perte de vue. Quelques employés labourent la terre pour les prochaines semailles de riz et de maïs alors que les autres, de nombreux maçons, construisent des châteaux d’eau (quatre au total) et des canaux qui permettront de pomper l’eau de la Sanaga pour irriguer les champs. « Les Chinois veulent pouvoir cultiver du riz ici en toute saison. C’est pour ça qu’ils sont en train de construire ces châteaux d’eau et les canaux pour l’irrigation des champs », confie Keman Essam, 27 ans, conducteur de bulldozer, qui travaille avec les Chinois depuis  cinq ans.

Plusieurs engins sont garés dans les champs. Des bulldozers, des camions, des laboureuses et toutes sortes d’engins agricoles qui permettent de labourer les champs sans grande difficulté. Les villageois qui ne connaissent pour tout matériel de travail de la terre que la houe et la machette sont impressionnés. « Les Chinois sont très équipés, affirme, admiratif, Eric Parfait Mouth Essamba,  un jeune homme de 27 ans, qui travaille depuis six mois dans les plantations chinoises.

Le directeur par intérim de la société Iko, propriétaire de cette plantation chinoise est un homme mince, petit et plein d’énergie. On l’appelle M. Zhao. Selon lui, la phase expérimentale de ce projet de riziculture a été extrêmement satisfaisante. « Nous sommes très satisfaits. Les variétés de riz que nous avons expérimentées ici s’adaptent parfaitement au climat et aux maladies », reconnait-il avec un large sourire. A la question de savoir combien de tonne de riz ont été récoltées, l’homme se montre gêné. Mais après insistance, il parle de 10 tonnes à l’hectare.

250 Fcfa le kilo

La surface exploitée actuellement par la société Iko, révèle M. Zhao, est de 100ha. La production de riz, pour la phase expérimentale de ce projet de riziculture, est donc de 1000 tonnes. Ce que confirme Mme Ketcha, point focal du projet au ministère de l’Agriculture et du Développement rural. Selon elle, les Chinois sont à court de terrain pour continuer la culture du riz. Elle ajoute qu’ils se sont implantés dans la Haute Sanaga en avril 2006, à la suite d’un protocole d’accord entre le gouvernement camerounais et la société Sino Cam Iko Agriculture Development. Selon ce protocole d’accord, le Cameroun s’engageait à céder à cette société chinoise, 6000 ha de terrain dans la Haute Sanaga. Soit 1000 ha à Mbanjdock pour la culture et l’exploitation industrielle du manioc, 2000 ha pour la culture du riz à Nanga-Eboko et une autre parcelle de 3000 ha pour la culture et la transformation du manioc.

Quatre ans plus tard, la cession n’a toujours pas eu lieu. Pour l’instant, les Chinois occupent un site provisoire, soutient Mme Ketcha, à cause d’un blocage administratif sur le statut juridique de cette session de terres aux Chinois. Le dossier est en ce moment aux services du Premier ministre, où une commission interministérielle a été mise sur pied et « travaille sur le dossier », a-t-on dit laconiquement au ministère de l’Agriculture. Toute chose qui a estomaqué les Chinois de la société Iko, qui s’insurgent contre « des procédures administratives inutilement longues ». « Nous n’avons que 100ha qui ont d’ailleurs été exploités. Nous voulons plus de terres pour continuer à travailler. C’est dommage que pour un bout de papier, on nous fasse attendre des années », fulmine M. Zhao.

Le riz produit par les Chinois à Nanga-Eboko est en vente dans l’unique magasin chinois de la ville. Les populations ont le choix entre le kilo à 250 Fcfa et une autre variété dont le kilo coûte 350 Fcfa. Le riz est également conditionné dans des sacs de 10 et 25 kg, frappés du sceau Sino Cam Iko Agriculture Development Nanga-Eboko. « Ce riz est exclusivement destiné à la consommation locale. C’est quand on aura atteint l’autosuffisance en matière de riz qu’on va voir dans quelle mesure vendre une partie dans les pays voisins », explique Mme Ketcha du ministère de l’Agriculture.

En dehors du riz, les Chinois ont également expérimenté la culture du soja, du maïs et envisagent prochainement de cultiver aussi du manioc. Lequel, selon M. Zhao, pourra être transformé en whisky.

En attendant, avec leurs employés camerounais, les Chinois continuent de labourrer la terre, dans l’attente de la période des prochaines semailles de riz.

Une vie de Chinois

Ils n’ont pas eu de mal à s’intégrer. Mais leur façon de vivre fascine autant qu’elle intrigue les villageois.

Ils sont 60 Chinois en ce moment à Nanga-Eboko, selon M. Zhao, le directeur par intérim de la société Iko. Le nombre, selon lui, pourrait augmenter « en fonction des besoins » et de l’évolution des travaux. Ils vivent tous dans des cases qu’ils se sont construites dans la plantation. Ce sont des familles entières. Pendant que les hommes s’activent toute la journée dans les plantations, les femmes apprêtent le déjeuner à midi et le dîner une fois la nuit tombée.

Ils élèvent des poules pour leur propre consommation. Certains, les plus jeunes, sont bien intégrés. Ils fréquentent les bars, discutent avec leurs hôtes dans un baragouin qui ressemble au français mais que les villageois réussissent à déchiffrer. Ils se font même de petites amies. Rien de bien sérieux cependant… Les Chinois étant réputés mauvais payeurs…

A Nanga-Eboko, ils impressionnent les villageois, surtout pour leur mode de vie et leur façon de travailler. « Les Chinois, c’est de grands travailleurs, reconnaît Jean Assamba, un homme de 46 ans, qui a travaillé avec eux dès leur arrivée à Nanga-Eboko. Ils ne se fatiguent jamais et c’est pratiquement impossible pour un Camerounais de tenir leur rythme. Moi, j’étais obligé de démissionner parce que je ne pouvais plus supporter. Surtout qu’ils paient très mal. Et quand on veut se plaindre, ils disent que même chez eux, on ne paie pas mieux que ça ! »

Les Chinois eux-mêmes reconnaissent que les villageois sont très peu travailleurs. M. Zhao affirme qu’il faut beaucoup de patience de leur part pour supporter « les caprices des travailleurs locaux ».

Nanga-Eboko : Objectif , transfert de technologie agricole

Pour initier les Camerounais à l’agriculture moderne, le centre pilote, don du gouvernement chinois est en construction.

L’autre projet qui semble mobiliser toutes les énergies des Chinois de Nanga-Eboko en ce moment est la construction d’un centre pilote d’application des technologies agricoles. Fruit de la coopération sino-camerounaise, le protocole d’accord de ce projet a été signé le 10 janvier 2008 à Yaoundé.

Dans les bâtiments sont en construction, sont prévus  des dortoirs, des salles de cours, des laboratoires et des usines pour le décorticage du riz ou la transformation d’autres produits agricoles. « Notre objectif à travers cette école est d’initier les Camerounais à la culture du riz, du maïs, bref, nous voulons faire un véritable transfert de technologie », confie M. Zhao. Il dénonce au passage la précarité et l’archaïsme de l’agriculture camerounaise. Pour lui, les atouts sont énormes et il faut que les populations acquièrent des méthodes modernes pour améliorer leur production agricole. « Il est temps que les Camerounais comprennent que l’avenir est dans l’agriculture, fait-il remarquer. Il faut passer à la mécanisation de cette agriculture. On ne peut plus continuer de nos jours à cultiver avec la houe et la pioche. Cela ne peut vous mener nulle part. Il faut également un apport considérable de capitaux pour le développement de votre agriculture ».

A Nanga-Eboko, en effet, les populations ne pratiquent qu’une petite agriculture de subsistance. Les paysans travaillent à la force de leurs bras. Les méthodes culturales sont essentiellement archaïques et on scrute le ciel pour implorer les pluies qui arroseront les petites plantations que l’on a pu créer au milieu d’une forêt austère. Les tracteurs et autres machines agricoles des Chinois sont une curiosité ici. La récolte réussit à peine à subvenir aux besoins de la famille. On cultive du manioc, du maïs, de l’arachide, du macabo, etc.

L’avènement du centre pilote d’application des technologies agricoles est très attendu ici. Mais il faudra encore un peu de patience. Si M. Zhao pense que et la construction des bâtiments sera terminée d’ici la fin de l’année en cours, Mme Ketcha du ministère de l’Agriculture, elle, affirme que les réflexions sont en cours sur le fonctionnement de cette école, le mode de recrutement des futurs élèves, leur profil et éventuellement le coût de la formation.

Main d’œuvre  : La galère des employés camerounais

Payés 1000Fcfa par jour pour environ huit heures labeur, sans assurance ni contrat de travail, les travailleurs locaux se plaignent, mais faute de mieux, continuent de se tuer à la tâche.

Sur le principe même de la présence des Chinois à Nanga-Eboko, les populations sont globalement d’accord. Elles estiment qu’ils leur permettent au moins de faire reculer la forêt et espèrent que leur présence développera la région. Tout ce qu’elles regrettent, c’est l’absence d’encadrement institutionnel, qui donne des Chinois un sentiment de laisser-aller. Et les autorités restent étrangement silencieuses. Les employés camerounais, qui travaillent pour la société Iko, vivent leur mal être à longueur de journée, sans toutefois claquer la porte, faute de mieux. « On va faire comment ?», s’interrogent-ils en chœur dans une ritournelle très camerounaise.

Jean Assamba, 46 ans, père de six enfants, l’un des premiers employés camerounais de la plantation chinoise, a franchi le Rubicon après six mois de travail : « Je n’en pouvais plus ! », martèle-t-il, avant de poursuivre : « Les Chinois sont méchants ! ». Huit heures de dur labeur par jour pour un salaire de 1000 Fcfa au bout de la journée ont eu raison de la détermination de cet homme robuste aux mains rocailleuses.

Aujourd’hui, il gagne sa pitance quotidienne grâce à l’exploitation du sable dans la Sanaga. Mais là encore, il fait face à une rude concurrence déloyale des Chinois qui, au lieu de lui acheter son sable, viennent eux-mêmes en extraire dans le fleuve grâce à « une suceuse mécanique ».

Eric Parfait Mouth Essamba, 27 ans, n’est pas non plus spécialement content de sa situation, mais s’en contente, faute de mieux. Il travaille pour les Chinois depuis quelques mois. Il fait quelques travaux de maçonnerie. Il est payé 1000Fcfa au bout de la journée de travail qui commence à 7h et s’achève à 17h. Les salaires sont payés soit au bout de la semaine ou toutes les deux semaines, selon la préférence de chacun. « Moi, je préfère attendre deux semaines, pour prendre ma paie. C’est seulement de cette manière que je peux réussir à épargner quelque chose », confie-t-il.

Avec quelques amis, Eric Parfait a gagné un « petit marché » pour la construction des canaux d’irrigation. Les grands canaux sont payés 150Fcfa le mètre alors que les petits sont payés 120 Fcfa. « Si nos autorités faisaient quelque chose, nous gagnerions mieux. Des gens ne peuvent pas venir dans un pays et faire ce qu’ils veulent s’ils ne bénéficient pas de la complicité des autorités locales », regrette-t-il.

Eric Parfait nous raconte l’histoire d’un jeune du village qui a eu un accident en transportant des planches pour le chantier de la société Iko. Non seulement le jeune homme a perdu son travail, mais en plus, il s’est occupé tout seul de ses soins. Aujourd’hui, il est handicapé de la jambe !

Keman Essam, quant à lui, est âgé de 28 ans. Il est conducteur de bulldozer. Juché sur son engin, Keman n’a pas le cœur à l’ouvrage. Cinq ans déjà qu’il travaille pour la société Iko, mais sa situation n’a pas changé. 1500Fcfa la journée. Et même qu’il est un privilégié, parce qu’on le considère comme un technicien, raison pour laquelle il a 1500 au lieu de 1000 Fcfa comme les autres, qui ne sont que des ouvriers. Mais, cette galère, le jeune homme ne veut plus la vivre. « Si d’ici cette fin d’année je ne suis pas augmenté et si je n’ai pas un contrat de travail avec un salaire mensuel, je démissionne », menace-t-il. Il confie qu’il a menacé de partir à plusieurs reprises, mais ses patrons chinois ont chaque fois promis de l’affilier à la Caisse nationale de prévoyance sociale (Cnps), de lui donner de meilleures conditions de travail, etc., mais, hélas ! toujours rien.

Et pourtant, Keman Essam revendique de grandes réalisations à la ferme. « C’est nous qui avons ouvert cet endroit qui n’était qu’une vaste étendue de forêt. C’est moi qui ai fait toutes les routes que vous voyez, mais je n’ai rien en retour. 1500Fcfa par jour ? Non, je ne peux plus supporter ça. En plus, on n’a aucun avantage. Nous ne voyons même pas où passe le riz pour lequel nous mourrons chaque jour. Non, c’est trop, je vais partir si rien ne change », dit-il, les yeux remplis de larmes.

Keman Essam affirme que chaque fois que les ouvriers camerounais ont essayé de se plaindre, les autorités locales (le maire, le sous-préfet, etc. ) ont toujours eu la même rengaine : « Vous êtes ici chez vous et ces Chinois sont là pour vous aider. Supportez ! ». Et ce père de trois enfants de conclure qu’il « faut avoir du cœur pour travailler avec les Chinois ». Son lot de consolation c’est d’avoir pu apprendre à conduire tous les engins agricoles. Il pense, avec ce savoir, pouvoir trouver un autre travail ailleurs, s’il quitte Iko.

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