Pambazuka News | 20 avril 2011 | English
Nebiyu Eyassu
On assiste depuis quelques années à une véritable envolée des investissements agricoles dans le monde en développement. L’objectif invoqué est de mettre un frein à la récente crise alimentaire, illustrée par une forte volatilité du système alimentaire mondial qui a provoqué au niveau mondial d’importantes hausses du prix des aliments essentiels comme le riz.
La hausse des prix des alimentaires dans le monde a poussé certains pays à chercher des terres agricoles bon marché et fertiles en dehors de leurs frontières, afin de garantir leur propre sécurité alimentaire. C’est dans ce but que ces États encouragent les entreprises agroalimentaires liées à leurs intérêts nationaux à investir dans des pays comme l’Éthiopie, le Soudan, Madagascar, la Tanzanie et l’Argentine, pour n’en nommer que quelques-uns. Les capitaux investis dans ces exploitations agricoles éloignées produiront, à peu de frais, de la nourriture qui sera ré-exportée vers le pays d’où proviennent les capitaux initiaux. Ceci permet d’éviter la volatilité du marché alimentaire international et d’atteindre la sécurité alimentaire nationale.
Pour parvenir à ce but, une étape cruciale est de convaincre les pays en développement de céder leurs terres fertiles aux investisseurs étrangers. L’un des appâts utilisés à cet effet de persuasion est de promettre des infrastructures et des transferts d’information et de technologie en matière de science agricole. L’autre promesse faite aux nations hôtes est que les capitaux générés par les exportations des denrées alimentaires peuvent à leur tour être réinvestis dans le pays. Pour des pays sous-développés qui sont confrontés à une insécurité alimentaire sévère, ces promesses peuvent sembler irrésistibles, en particulier quand le gouvernement du pays-hôte est trop naïf ou bien qu’il ne se sent pas concerné par le problème.
En Éthiopie, nous avons vu des centaines d’investisseurs étrangers s’emparer de terres fertiles à des prix incroyablement bas. L’échelle de cette ruée sur les terres est sans précédent. Les investisseurs qualifient ce genre de transaction d’“or vert”. Les terres non cultivées de l’Éthiopie, situées dans les régions les plus fertiles du pays, sont aujourd’hui vendues aux intérêts étrangers à des prix qui ne couvrent pas leur véritable valeur. Les investisseurs étrangers reçoivent des avantages annexes, sont exemptés d’impôts durant des années et dans la plupart des cas n’ont pas à payer de royalties.
Le gouvernement éthiopien promet que ce processus va réduire l’insécurité alimentaire chronique du pays et permettre à ses paysans d’acquérir des savoir-faire auprès des experts de l’agrobusiness étrangers. Il prétend également que les dollars obtenus grâce à l’exportation des denrées alimentaires peuvent soulager les crises alimentaires endémiques en Éthiopie. Selon cette analyse, le gouvernement du Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (la coalition EPRDF) semble partir du principe « nous exportons des denrées alimentaires pour importer de la nourriture ».
Sans même parler du côté fondamentalement absurde de cette idée, il faut noter que l’ineptie de l’argument a été largement démontrée dans de nombreux pays en développement. Quoique cette question de l’accaparement des terres soit une nouveauté en Éthiopie, ce n’est pas le cas dans d’autres parties du monde en développement. L’histoire de l’intrusion des firmes agroalimentaires étrangères dans certains pays d’Amérique latine et des Caraïbes est, pour le moins qu’on puisse dire, édifiante. Le Nord-Est du Brésil a été cultivé de façon intensive par des intérêts agricoles étrangers pendant des siècles. Malheureusement, cette région n’en a retiré aucun avantage : de nos jours elle est la partie la plus pauvre du pays, celle qui souffre le plus d’insécurité alimentaire et affiche les taux de malnutritions les plus sévères d’Amérique latine. Contrairement aux promesses des entreprises qui ont exploité les sols fertiles du Brésil, le résultat s’est révélé lamentable.
Dans son livre célèbre, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Eduardo Galeano, fait à propos du Nord-Est brésilien le commentaire suivant : « Alors qu’il était naturellement adapté à la production alimentaire, il est devenu un espace de famine. Là où tout fleurissait de façon exubérante, les plantations destructrices et toute-puissantes n’ont laissé que de la roche stérile, des sols épuisés et des terres érodées. » Les terres fertiles de l’Éthiopie vont-elles suivre le même chemin ? En quoi l’aventure actuelle de l’agriculture étrangère en Éthiopie est-elle différente ?
En réalité, la destruction environnementale de la terre a déjà commencé durant cette phase initiale. Dans la région de Gambella, Karuturi, une entreprise indienne, qui possède de larges superficies dans la région, n’hésite pas à brûler forêts et savanes pour les transformer en terres agricoles potentielles. Mais il serait injuste de ne parler que de Karuturi, car les autres entreprises étrangères qui se sont installées dans la région ne valent pas mieux. Elles utilisent aussi les techniques du brûlis pour défricher les terres. Il ne fait aucun doute que la flore et la faune seront perdues à tout jamais. Les terres pastorales sont rapidement éliminées, ce qui affecte les éleveurs locaux dont la survie dépend des troupeaux. Ce processus d’élimination des terres pastorales pourrait avoir des conséquences négatives sur les prix déjà actuellement exagérés de la viande en Éthiopie, exacerbant encore le niveau de malnutrition existant dans le pays.
Selon le gouvernement, ces terres données aux investisseurs étrangers étaient des terres inoccupées, prêtes à être englouties dans le système alimentaire mondial, sans causer trop de remous. Mais cette façon de voir les choses dépend bien sûr de la définition qu’on donne à « terres inoccupées ». Ainsi, les terres pastorales peuvent semblées inoccupées mais leur utilité est indéniable.
Les dégâts et les coûts qui affecteront inévitablement les générations futures sont un autre élément crucial à considérer. Étant donné que l’Éthiopie est vraiment un pays d’avenir, d’un point de vue démographique, cela devrait nous interpeller.
L’agriculture intensive des entreprises agroalimentaires étrangères a derrière elle une longue histoire de destruction des terres et de transformation de sols fertiles en sols dévastés en peu de temps. D’autres parties du globe qui ont subi ces pratiques témoignent de l’inévitabilité des ravages environnementaux. Sur des terres qui pourraient être le grenier à blé de l’Éthiopie, voire de la Corne de l’Afrique toute entière, une telle dégradation représente une véritable perte pour les générations futures et constitue par conséquent un défi moral pour nous aujourd’hui.
Les emplois fournis par ces exploitations sont censés bénéficier aux communautés locales. Peu importe si la raison majeure qui pousse les locaux à chercher du travail est que les entreprises agroalimentaires les ont forcés à abandonner leur ancien mode de vie pastoraliste.
Si on les prive de cette possibilité de survie, les gens en effet n’ont d’autre choix que d’accepter des salaires d’esclaves pour travailler dans les fermes étrangères. En un sens, l’agrobusiness crée un excédent de main d’œuvre pour elle-même et parvient à maintenir les salaires extrêmement bas. Le salaire payé aux travailleurs - en moyenne à peu près 1,5 dollar US (25 birr) pour la journée de travail - est loin d’être suffisant pour survivre sans le supplément de l’aide alimentaire.
Selon un récent documentaire, certains ouvriers agricoles du Sud de l’Éthiopie se sont plaints de ne recevoir que sept birr par jour, au lieu des 25 qui leur avaient été promis. Ce qui fait environ un demi-dollar. Ces chiffres indiquent bien que la vie de ces travailleurs était considérablement plus facile avant l’arrivée des entreprises agroalimentaires étrangères. Au lieu d’assurer la sécurité alimentaire, c’est l’insécurité alimentaire, et peut-être même une malnutrition sévère, que l’on crée.
Pour couronner le tout, rien de ce qui est produit sur ces exploitations ne sera disponible sur les marchés locaux. Il est question toutefois d’en vendre une partie aux agences humanitaires. Le Programme alimentaire mondial a l’intention d’acheter une partie du grain ainsi produite pour fournir l’aide alimentaire aux gens qui ont faim. Comble de l’ironie, feront partie du groupe recevant l’aide alimentaire ceux qui auront travaillé initialement à produire cette nourriture. Et c’est ce que le gouvernement éthiopien appelle le développement durable !
S’efforçant d’avancer le plus rapidement possible sur cette question controversée, le gouvernement a essayé de contourner toutes les exigences de la transparence. Il est parfaitement conscient qu’une discussion ouverte sur ce sujet ne ferait qu’exposer l’absurdité de ses promesses. C’est pour cette raison que les transactions avec les investisseurs étrangers ont été menées en cachette.
Le gouvernement espère que quelques opinions exprimées de ci de là par quelques responsables vont être acceptées en lieu de discussions nationales sur le sujet. Le gouvernement sait aussi qu’il n’a aucune chance de convaincre les gens, parce qu’une évaluation un peu poussée des accords révèle des failles énormes dans l’argumentation. On demande aux populations éthiopiennes d’accepter des absurdités du genre « nous exportons des denrées alimentaires pour importer de la nourriture » comme une option économique viable pour garantir la sécurité alimentaire du pays. Cependant, même une compréhension minimale de l’économie nous dit que c’est quasiment impossible. Étant donné la baisse constante du taux de change de l’Éthiopie, à quoi peut bien servir d’acheter du grain sur le marché international, quand le grain produit sur place est exporté ?
Le grain exporté utilisé comme culture de rente peut-il générer suffisamment de capitaux pour que les denrées alimentaires puissent être importées à un prix abordable et de manière durable ? Obscurcir la situation et détourner le problème sous couvert de sécurité alimentaire est vraiment une manière cruelle d’en imposer à une population affamée. On ne voit pas clairement quels bénéfices l’Éthiopie peut en retirer. Dans la plupart des cas, les conséquences négatives dépassent de loin les gains éventuels.
Peut-être le gouvernement EPRDF voit-il ces transactions comme un moyen de renforcer ses relations internationales, en particuliers avec les marchés émergents. Faire cadeau de terres peut garantir un soutien politique. En tant que parti menacé, l’EPRDF sait qu’il a besoin pour survivre d’accueillir en son sein de quelques poids lourds. Quoi de mieux pour les y attirer que de leur donner ce dont ils ont le plus besoin et ce que l’Éthiopie a à offrir, à savoir de la terre et de l’eau ?
Il est important de signaler que certains de ces acheteurs excités incluent des États qui affichent un épouvantable bilan en matière de droits de l’homme. L’un d’entre eux est l’Arabie Saoudite. Si les choses deviennent difficiles pour le parti au pouvoir en Éthiopie, on peut penser que les Saoudiens seront là pour soutenir leur ami en difficulté, même si la démocratie et les droits humains en prennent un rude coup. Les deux pays sont de toute apparence faits pour s’entendre à merveille. Dans l’ensemble, si les pertes pour l’Éthiopie sont importantes, les bénéfices pour le parti au pouvoir ont été considérables. L’EPRDF est-il en train d’essayer de recueillir le soutien de pays particulièrement intéressés, afin de consolider sa propre existence politique, aux dépens de la nation ?
Mais trêve de politique. Il existe d’autres alternatives pour développer l’agriculture en Éthiopie. Si le gouvernement était véritablement intéressé, la production agricole éthiopienne pourrait être développée d’une façon beaucoup plus durable et équitable. Par exemple, même s’il est petit, il existe dans le pays un capital non négligeable pour encourager les capacités agricoles dans des régions du pays jusqu’ici inexplorées.
Peut-être un gouvernement honnêtement intéressé peut-il renforcer et faciliter les efforts des investisseurs, à l’intérieur des frontières éthiopiennes, pour importer des technologies et former une agrobusiness gérée par des entreprises nationales. Il ne s’agit pas ici de faire sauter la banque, mais d’augmenter les investissements de façon durable. Après tout, n’est pas ainsi que les grandes entreprises agroalimentaires ont commencé dans leur pays d’origine ? Une autre option pour booster la production agricole nationale aurait été d’inviter les riches Éthiopiens de la diaspora, en particulier ceux que le sujet intéresse et qui s’y connaissent en la matière, à investir dans l’agriculture.
Même si, pour des raisons politiques, ces approches n’ont jamais fait l’objet de discussion, les arguments en faveur de leur viabilité sont indéniables. Elles auraient nettement plus de chances de produire les résultats visés que le ne feront jamais ces entreprises étrangères qui pour la plupart n’ont même pas à rendre de comptes.
L’échelle d’une agriculture fondée sur des investissements nationaux serait plus réduite et par conséquent plus favorable à l’environnement local et aux communautés locales, tout en permettant une augmentation importante de la production agricole intérieure. Chose essentielle, cette option aurait placé des intérêts nationaux aux commandes de la production alimentaire nationale, une proposition nettement plus viable et positive pour l’avenir de l’Éthiopie. Si les entreprises indiennes, saoudiennes et chinoises étendent leur influence au-delà de leurs frontières pour garantir la sécurité alimentaire pour leur propre économie, pourquoi l’Éthiopie n’est-elle pas capable de faire la même chose dans les limites de ses propres frontières ?
En termes de disponibilité de la nourriture, il semble que nous soyons dans une situation bien plus terrible que ces pays. Qui plus est, l’implication de l’agrobusiness mondiale en Éthiopie aurait été bien plus acceptable si l’industrie agricole éthiopienne avait priorité. Ce n’est pas de la xénophobie : c’est ainsi que ce sont développés les pays qui jouissent de la plus grande sécurité alimentaire du monde. Mais le mensonge qui prétend que l’industrie agricole locale se développera aux côtés des grosses entreprises agricoles étrangères n’a pas de sens, économiquement parlant. Ce n’est en effet qu’une question de temps avant qu’elle ne soit dévorée. Un État en développement ne doit pas accepter qu’on s’empare de cette façon inique de ses atouts nationaux essentiels. Cela n’a rien à voir avec une politique de développement. C’est tout simplement une grande braderie.
Traduit de l'anglais par Odile Girard