Comment bien détruire les paysans du monde

Project Syndicate | 2010-06-04 | English · Español

Olivier De Schutter

BRUXELLES – La Banque mondiale, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), le Fonds international pour le développement de l’agriculture (FIDA) et le secrétariat de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED) ont récemment proposé sept Principes pour un investissement responsable agricole. Ces principes visent à s’assurer que ces énormes placements débouchent sur un résultat “gagnant-gagnant”, servant tant les investisseurs que les communautés directement impliquées. Il est à déplorer que ces principes, pétris de bonnes intentions, soient totalement inadéquats.

Depuis plusieurs années, les investisseurs (privés et publics) acquièrent et louent des millions d’hectares de terres agricoles dans le monde afin d’assurer l’approvisionnement de leur pays en nourriture, en matières premières et en biocarburants ou de toucher des subventions pour stockage du carbone sur leur site. Les investisseurs occidentaux, y compris les banques sises à Wall Street et autres directeurs de hedge funds, voient aujourd’hui l’investissement foncier comme un petit paradis au cour de la tourmente financière ambiante.

L’ampleur du phénomène est énorme. Depuis 2006, entre 15 et 20 millions d’hectares de surfaces agricoles – soit l’équivalent du total des terres arables de France – ont fait l’objet de négociations de la part d’investisseurs étrangers.

Les risques sont considérables. Bien trop souvent, des notions comme « terre agricole réservée » ou « en friche » (des notions parfois utilisées pour désigner une terre qui assure la subsistance de beaucoup de personnes, du reste soumises à un droit coutumier de longue date) disparaissent des suites de manipulation. Les expropriations ne devraient se faire qu’en cas d’« objectif public » valable, qui plus est contre dédommagement et sur consultation des intéressés. Or cette mesure est nettement plus transgressée que respectée.

En Afrique, les terres arables sont en général regardées comme propriété de l’état et le gouvernement s’en occupe comme si elles leurs appartenait en propre. En Amérique latine, le fossé entre les grands propriétaires fonciers et les petits exploitants se creuse. Aujourd’hui, en Asie du Sud, beaucoup de populations sont délogées de leurs terres ancestrales pour libérer l’espace afin de semer d’immenses plantations de palmiers à huile, construire des zones économiques spécifiques ou parachever des projets de reforestation.

Les principes proposés pour discipliner le phénomène reposent sur le volontariat pur et simple. Il est donc nécessaire d’insister pour que les gouvernements remplissent dûment leurs obligations envers les droits de l’homme, y compris le droit à l’alimentation, le droit des peuples à disposer eux-mêmes de leurs richesses et de leurs ressources naturelles et le droit à ne pas être privé de leurs moyens de subsistance. Et, comme ces principes ne tiennent pas compte des droits de l’homme, ils négligent un aspect essentiel appelé responsabilité.

Il est évident que l’achat de terres par les investisseurs pour créer de vastes plantations s’oppose à l’objectif de redistribution des terres pour garantir un accès plus équitable. Et les gouvernements n’ont de cesse de s’engager à respecter ces objectifs, davantage encore depuis la Conférence internationale sur la réforme agraire et le développement rural de 2006.

Or, le problème va chercher bien plus loin que la formulation de ces principes. Promouvoir l’investissement foncier à grande échelle vient du fait qu’on a cru, pour combattre la faim, qu’il fallait encourager la production alimentaire car celle-ci était retardée par un manque d’investissement dans l’agriculture. Donc, lorsque des investisseurs s’intéressaient à ce domaine, il fallait les chouchouter, à l’encontre de toutes règles fondamentale les encourager plutôt que de les dissuader.

Mais il se trouve que le diagnostic est incorrect et le remède inapproprié. La faim et la malnutrition ne sont pas dues à un manque de production alimentaire. C’est le résultat de la pauvreté et des inégalités, notamment en zone rurale, zones habitées par 75 % des pauvres de ce monde.

Dans le passé, le développement de l’agriculture a donné la priorité à l’agriculture à grande échelle, de type capitaliste, au détriment des petits exploitants qui font vivre les communautés locales. En outre, dans un environnement de plus en plus compétitif, les fermiers se font exploiter, ce que le gouvernement ne parvient pas à empêcher. Aujourd’hui, les petits exploitants et les fermiers représentent 70 % de personnes incapables de se nourrir et cela ne devrait être une surprise pour personne.

Accélérer la transition vers une agriculture intensive et industrialisée ne résoudra pas le problème. En effet, le résultat sera pire. Les fermes les plus grandes et les mieux équipées sont très compétitives, puisqu’elles produisent pour les marchés à moindre coût. Mais elles génèrent aussi un nombre de frais sociaux qui ne sont pas pris en compte dans le prix de vente de la production.

En revanche, le coût de la production des petits exploitants est plus élevé. Ils produisent souvent par hectare, puisqu’ils optimisent l’utilisation du sol et utilisent les plantes et des animaux de manière complémentaire. Mais le type d’agriculture qu’ils pratiquent, qui repose sur moins de moyens externes et une plus faible mécanisation, requiert davantage de main d’ouvre.

Sur un même marché, les grandes fermes l’emportent sur les petits exploitants alors que ces derniers rendent de précieux services à la communauté (préservation de la diversité biologique et agricole, résilience des petites communautés au choc des prix ou à des événements liés aux intempéries, préservation de l’environnement, etc.).

L’arrivée de l’investissement de masse dans l’agriculture finira par modifier les relations entre ces deux mondes. Elle va exacerber cette concurrence très inégale. Elle sera aussi la cause de vifs conflits sociaux dans les zones rurales du globe.

Bien sûr, il faut investir dans l’agriculture de manière responsable. Mais, si beaucoup ont vu la peur provoquée par la crise du prix des denrées comme l’opportunité d’un investissement, il ne faut pas prendre ces opportunités pour des solutions.

Relancer l’agriculture dans le monde en développement nécessite environ 30 milliards de dollars par an, soit 0,05 % du PIB mondial. Toutefois, les sommes investies importent bien moins que le type d’agriculture encouragé. Si l’on laisse le développement de monocultures intensives dans les mains des acteurs économiques les plus puissants, le fossé avec l’agriculture familiale, à petite échelle, se creusera davantage, alors que le type d’agriculture industriel mis en avant est déjà responsable d’un tiers des émissions de gaz d’origine humaine.

Il est regrettable que, au lieu de relever le défi et d’encourager une agriculture durable d’un point de vue social et environnemental, nous agissions comme si accélérer la destruction du monde paysan devait se faire de manière responsable.

Copyright: Project Syndicate, 2010.

www.project-syndicate.org Traduit de l’anglais par Aude Fondard
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