"Les pays africains doivent devenir le Brésil du futur"

L'Echo | 16 octobre 2010

Josette Sheeran, Directrice Générale, Programme Alimentaire Mondial

Pour la directrice générale du Programme alimentaire mondial, Josette Sheeran, l’investissement massif en Afrique est indispensable.

  • Diplômée de l’Université du Colorado en 1976. Mène une carrière de journaliste, directrice de rédaction du "Washington Times", puis directrice d‘une société technologique de Wall Street
  • Sous-secrétaire aux Affaires économiques, énergétiques et agricoles au Département d’État des États-Unis sous la présidence de Georges W. Bush.
  • Depuis 2006, directrice générale du Programme alimentaire mondial, organisme d’aide alimentaire des Nations Unies.

Il est 18h45. Les couloirs silencieux de l’antenne bruxelloise du Programme alimentaire mondial s’animent soudain. Josette Sheeran débarque enfin, flanquée de toute son équipe. Toute la journée, la directrice générale du PAM a dû reporter cet entretien. Visite à la Commission, rencontre de personnalités politiques, intervention à la Bibliothèque Solvay pour une conférence, organisée par le puissant "think tank" Friends of Europe, sur la place de l’Union dans les discussions internationales, cette ancienne sous-secrétaire d’État sous Georges W. Bush avait un agenda chargé. D’autant qu’elle s’envolait, le soir même, pour Rome où elle devait tenir un discours, le lendemain, au siège de la FAO, à l’occasion de la journée mondiale de l’alimentation. C’est sur ce thème qu’elle livre, pour "L’Echo", sa vision de la situation.

Crise en 2008. Était-ce plus difficile pour vous pour travailler?

Josette Sheeran : 2008 était la tempête parfaite. C’était une combinaison de différents événements qui ont coïncidé et ont mené au doublement des prix de la nourriture en six mois, de juin 2007 à janvier 2008. C’est virtuellement du jour au lendemain. Cela voulait dire, pour la population la plus vulnérable, qu’elle avait perdu la moitié de sa nourriture. Parce que si vous vivez avec un dollar par jour, tout votre budget est pour la nourriture. Et donc, si vous vivez sur deux bols de riz, vous n’en avez plus qu’un. Ce que nous avons vu, c’est 140 millions de personnes environ ajoutées au décompte des plus affamés comme je l’ai dit, du jour au lendemain , un décompte qui atteignait le milliard d’individus.

Ce que nous avons appris de cette crise, c’est qu’il y a plusieurs vulnérabilités qui peuvent mener à une crise humanitaire globale, basée sur l’offre et la distribution de nourriture. Ce qu’on a également appris, c’est qu’il ne s’agissait pas d’un problème d’offre globale de nourriture. Si on regarde ce qui était disponible, on atteignait 2.700 kilocalories par personne. Mais c’était la recette classique d’un désastre, qu’a décrit Amartya Sen, dans son travail sur les famines qui lui a valu le prix Nobel. C’est-à-dire que les famines ne sont pas nécessairement la conséquence d’un manque de nourriture, mais d’un manque d’accès à suffisamment de nourriture. Les gens ont été exclus du marché alimentaire.

Le Comité sur la sécurité alimentaire s’est réuni cette semaine. Ce Comité réformé, qui rassemble aujourd’hui beaucoup plus de participants autour d’orientations beaucoup plus pragmatiques, s’est posé la question: comment devons-nous résoudre le problème de vulnérabilité et de volatilité du système alimentaire? C’étaient les deux mots le plus souvent prononcés cette semaine. Ce qui est le plus important pour moi, et pour le Programme alimentaire mondial, c’est que nous ayons des outils utilisables pour attaquer ces problèmes.

On voit certains prix augmenter à nouveau. Sommes-nous au début d’une nouvelle crise?

Il est très important que nous soyons attentifs. Il y a une certaine nervosité. La semaine dernière, nous avons assisté au bond le plus important, depuis 1973, sur le marché du maïs. Mais nous pensons qu’il y a divers paramètres, cette année, qui vont faire que les choses seront différentes, je l’espère.

L’un des problèmes en 2007, lorsque tout a commencé, c’est que les prix du pétrole étaient en train d’augmenter très rapidement, jusqu’à 125 dollars le baril. Ca a changé la dynamique alimentaire. Mais le plus important, c’est que les stocks avaient diminué durant trois années consécutives, à cause de sécheresses et autres problèmes climatiques, à un niveau historiquement bas. Il n’y avait donc pas de réserve. Cette année, les stocks sont beaucoup plus fournis. Cela donne des réserves. Cependant, au Programme alimentaire mondial, on voit l’émergence de certaines interdictions à l’exportation qui nous empêchent d’avoir accès à la nourriture. Pas de manière aussi radicale qu’en 2008, mais néanmoins, nous demandons avec insistance que le monde adopte une position définitive pour que la nourriture humanitaire soit exemptée des restrictions à l’exportation. Ce n’est qu’une infime partie de la chaîne alimentaire mondiale, mais elle s’adresse aux plus démunis. Je pense que ce serait une politique raisonnable. Ca a déjà été accepté au Sommet mondial de l’alimentation. Et cela doit être mis concrètement en vigueur.

Certains pays sont dans des crises quasi permanentes, c’est le premier point abordé par le comité sur la sécurité alimentaire. Des cas comme celui du Niger sont-ils plus difficiles aujourd’hui?

Nous comptons environ un milliard de gens qui n’ont pas accès à assez de nourriture. Le Programme alimentaire mondial a la capacité d’atteindre environ 10&flexSpace;% de cette population. Nous devons donc distinguer les endroits les plus vulnérables. Dans la région subsaharienne, nous avons été le témoin d’une sécheresse qui sévissait auparavant tous les sept ans, mais qui aujourd’hui dure depuis sept ans. Nous avons une population extrêmement vulnérable, non seulement au Niger, mais aussi au Tchad, au nord du Cameroun, dans certaines régions du Mali… Certaines d’entre elles ont épuisé tout leur bétail depuis des années, épuisé tout ce qui leur servait à nourrir leurs familles. Le monde doit essayer de résoudre ces désastres. Ces situations sont notre priorité numéro un. Malheureusement, elles ne diminuent pas: l’inondation au Pakistan a plongé le pays dans une situation apocalyptique.

Un autre mot qui est sur la table, et c’est assez récent, c’est l’"accaparement des terres". Est-ce que vous voyez cette activité réduire l’accès des populations locales à leur propre subsistance?

Ce qu’on appelle l’accaparement des terres, fait de manière honnête, s’appelle investissement dans l’agriculture. Tout d’abord, une grosse partie des pays en voie de développement a besoin d’investissement. Après la crise alimentaire de 1970, le Brésil a reçu des investissements énormes dans l’agriculture et le pays est devenu l’un des cinq plus gros exportateurs du monde. Ce que nous espérons voir, alors que le monde va devoir trouver, dans la prochaine décennie, 50&flexSpace;% de nourriture en plus, ce sont des investissements gigantesques en Afrique et auprès des fermiers africains. Je crois que le temps est venu pour les fermiers africains. Le but n’est pas d’être anti-investissement, mais de s’assurer que les investissements sont faits dans une optique de gagnant-gagnant. Le Programme alimentaire mondial voudrait que le monde n’ait plus besoin d’aide. Quant au type d’aide apporté pour attaquer la faim, il faut que chaque gouvernement puisse le gérer lui-même. Et ces investissements bien menés peuvent transformer d’autres pays, sur le modèle de réussite de ce Brésil du futur.

La Banque Mondiale vient d’établir certains principes à suivre. Ces principes sont-ils suffisants pour éviter les abus?

Je crois qu’ils sont très utiles. Chaque pays doit regarder attentivement les transactions qu’il signe. Mais il doit en faire sa priorité numéro un. Si la richesse, c’est la terre, qui est convoitée parce qu’il n’y a plus tant de terres arables sous-utilisées dans le monde, alors ces pays doivent comprendre combien cette terre leur est précieuse en tant que ressource naturelle. Les investisseurs peuvent y contribuer en développant des infrastructures, des écoles,… Parfois, les fermiers locaux, qui travaillent sur les terres acquises, reçoivent une partie de la production pour leur famille, ou encore il se développe de nouveaux types d’investissement où les fermiers peuvent garder une portion pour la vendre sur les marchés locaux. C’est donc plus une situation gagnant-gagnant.

Cela se passe dans un monde idéal. Vous avez vous-même rencontré des problèmes de corruption en Somalie, par exemple. Comment s’assurer que tous les états jouent bien le jeu?

Il y a deux choses que les fermiers veulent, sans possibilité de négociation. Ils veulent la stabilité et l’accès à l’eau. Vous ne verrez pas d’investissement dans des endroits qui ne sont pas stables. La Somalie est fondamentalement une zone de guerre et, par définition, l’endroit le plus dangereux pour les opérations d’aide humanitaire. C’est incomparable avec des investissements possibles en Ouganda ou d’autres pays en Afrique, qui ont des terres arables et dont la structure des investissements peut déterminer la transparence des transactions. Vous savez, les investisseurs ne vont jamais là où ils ne sont pas sûrs de l’endroit où ils mettent leur argent. On dit toujours: l’argent est peureux. Ca a été le travail de plusieurs décennies dans des pays qui ont élaboré un protocole d’investissement qui leur a permis de réussir. Le Singapour a été plus affamé et plus pauvre que n’importe quel autre pays sur Terre, dans les années 1970. La Corée du Sud a été l’un des dix pays les plus pauvres du monde. Maintenant son revenu par habitant se range auprès de celui des Etats-Unis et de l’Europe.

Il y a encore un autre mot: la spéculation. Trouvez-vous là l’un des maux auxquels il faut s’attaquer le plus vite possible, au G20 par exemple?

Il faut se demander ce que sont les causes sous-jacentes au problème de la spéculation. En général, il s’agit de pénuries, d’insuffisance de l’offre. L’élément déclencheur de la crise alimentaire n’était pas la spéculation, mais une sécheresse en Australie qui a soudainement retiré beaucoup de nourriture de la chaîne alimentaire. Donc il y a plusieurs paramètres à étudier. Je ne suis pas une experte sur la manière avec laquelle le monde doit traiter la spéculation. C’est un problème qui concerne tous les types de marchés, même dans les petits marchés locaux. Mais ce que nous savons, c’est que le monde est devenu beaucoup plus sensible au fait que l’offre et la demande de nourriture sont très serrées. Nous sommes dans un monde "post-surplus". Il y a moins de surplus existant dans le monde. C’est un monde différent de celui dans lequel nous avons vécu ces 30 dernières années, lorsque les gouvernements se sont attaqués à la crise alimentaire des années 1970.

Quel sera votre discours pour la journée mondiale de l’alimentation?

Je vais en profiter pour mettre en évidence l’importance d’investir dans les femmes pour sécuriser les structures alimentaires dans le monde. Nous savons maintenant qu’il y a un visage pour la faim, c’est le visage d’une femme. Il y a un visage pour la majorité des paysans dans les pays en développement, c’est le visage d’une femme. Il y a un visage pour ceux qui reçoivent le moins d’investissement, de formation, d’apports, c’est le visage d’une femme. Nous savons enfin qu’il y a un visage prouvé d’un effet de levier sur les investissements dans l’éducation en Afrique et ailleurs, c’est le visage d’une femme. Je mettrai toute la pression pour que, dans notre combat contre la faim, l’une des choses à considérer, c’est cet argument, un peu exagéré, mais pas de beaucoup, que si on nourrit une femme, on nourrit le monde. Nous devons changer la vie des paysannes qui sont dans une situation de malnutrition, depuis des générations, et briser toutes barrières au capital, aux aides, à l’éducation, à la connexion aux marchés, à une possibilité de changer leur destinée. J’aimerais lancer ce message demain, parce qu’il s’agit là d’une force démultiplicatrice pour vaincre la faim. L

Propos recueillis par Serge Quoidbach

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