Investisseurs libyens, paysans maliens

Le Monde diplomatique | septembre 2011

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par Amandine Adamczewski et Jean-Yves Jamin

Le Mali a besoin de développer et de moderniser son agriculture ; mais, faute de moyens financiers, il doit faire appel aux investissements étrangers. La Libye a été l'un des premiers pays à proposer ses services, avec le projet Malibya en 2008. Les engagements des deux Etats sont fixés par une convention qui précise les droits et les devoirs des parties, ainsi que les avantages accordés aux opérateurs. Bamako fournit des terres (100 000 hectares) dans la zone irrigable de l'Office du Niger (1). Tripoli apporte les capitaux pour les aménager et les mettre en valeur. Le projet est financé par la Libya Africa Investment Portfolio (LAP), société jusque-là pilotée par le directeur de cabinet de M. Mouammar Kadhafi. Il est mis en oeuvre par une société 100 % libyenne, Malibya, qui bénéficie d'avantages liés au code malien des investissements, mais qui n'ont pas été rendus publics.

Un premier déblocage de fonds de 38 millions d'euros a pour objet la réalisation des infrastructures, d'un canal d'amenée de 40 kilomètres, de routes, et l'aménagement de 25 000 hectares. L'eau du canal, qui vient d'être construit, provient du fleuve Niger, d'où elle est dérivée au niveau du barrage de Markala. Elle doit être partagée avec les agriculteurs irrigants de l'Office du Niger, mais aussi avec les autres utilisateurs situés en aval. Le Mali se félicite de ce projet agricole, source de développement. La Libye, de son côté, renforce ses liens politiques avec l'Afrique subsaharienne à travers un chantier qui lui permettra aussi d'assurer sa propre sécurité alimentaire.

Cependant, les " sept principes de durabilité " prônés par les institutions internationales ne sont pas respectés (lire Sept principes internationaux). L'Etat malien s'est engagé à livrer des terres libres de tout titre de propriété et de toute entrave judiciaire. Les paysans qui exploitaient ces parcelles avant le projet n'ont aucun droit et peuvent donc être expulsés, moyennant parfois une indemnisation. Le premier des principes édictés est donc bafoué.

De plus, pays importateur de céréales, la Libye visera d'abord à satisfaire ses propres besoins. Le projet risque ainsi de mettre en danger la sécurité alimentaire du Mali, sans compter que l'eau nécessaire à ces cultures risque de manquer, au moins en saison sèche, pour les terres irriguées en zone Office du Niger et pour d'autres projets d'irrigation au Mali. Le principe 2 - sur la sécurité alimentaire - ne sera donc pas appliqué non plus.

Topographes et géomètres chinois

Aucune des études réalisées dans le cadre du projet n'a été rendue publique et les procédures n'ont pas été respectées : l'étude préliminaire pour la construction du canal ainsi que l'étude d'impact environnemental et social (EIES) n'ont été effectuées que fin 2008, soit après le démarrage des opérations. Les Libyens ont même lancé le chantier sans avoir obtenu le permis environnemental, qui aurait dû officialiser l'accord de Bamako après analyse de l'EIES. En outre, leurs objectifs agricoles restent flous. Le principe 3 - la bonne gestion - n'est donc pas honoré...

Le droit malien prévoit par ailleurs la consultation des populations. Cela doit permettre l'analyse du contexte humain et l'évaluation des répercussions éventuelles du projet. Or rien n'a été fait en ce sens. Des topographes, des géomètres et l'entreprise chinoise chargée des travaux se sont installés sans que les habitants aient reçu la moindre information sur les actions envisagées. " Les Chinois sont venus creuser le canal pour les Libyens. On avait peur pour nos enfants : les machines en ont écrasé. Personne ne sait ce que vont faire les Libyens, mais moi je sais seulement que j'ai perdu le champ qui me permettait de nourrir ma famille ", témoigne un paysan de Boky-Wèrè (2). Le principe 4 - participation locale - est ignoré.

Les derniers principes prônés par les institutions internationales soulignent la nécessaire viabilité économique ainsi que la durabilité sociale et environnementale des projets. Mais ces aspects ne peuvent pas être analysés, puisque aucune information n'est disponible.

Les premières réalisations laissent cependant craindre que la durabilité, l'environnement ou la justice sociale ne soient pas au coeur des préoccupations. En effet, le projet a obtenu, à travers la convention d'investissement, des droits d'accès privilégié à l'eau. L'Etat malien doit en fournir le volume nécessaire pour la mise en valeur de 100 000 hectares, soit environ les 130 mètres cubes par seconde (m3/s) que demande le projet libyen. Comme l'avoue un responsable malien sous couvert d'anonymat, " les Libyens ont réclamé, à la suite de l'étude technique, un débit de 130 m3/s, mais il n'est pas dit qu'on va le leur donner, ça dépendra des projets et des besoins en eau de l'ensemble de la zone ". Lorsque l'ambassadeur libyen l'appelle à ce sujet, notre homme pense surtout à préserver les bonnes relations entre les deux pays et reste évasif. L'Etat malien peine déjà à assurer l'approvisionnement des paysans. En effet, en saison sèche, l'eau du fleuve Niger disponible pour les irrigants n'est que de 50 m3, et est quasi nulle une année sur dix.

Le débit disponible après l'irrigation des terres correspond rarement aux accords prévus entre le Mali et la Libye, à savoir 40 m3. Le partage de la ressource est donc crucial. Malibya entre ainsi en concurrence à la fois avec les paysans maliens et avec tous les usagers du fleuve Niger. " Le projet libyen a construit son camp de travailleurs là où passaient nos animaux ; ils font beaucoup de dégâts. On ne voit aucun impact positif à ce projet. Même l'eau des pompes de leur camp, on n'y a pas accès ", se plaint un éleveur de Monimpébougou.

La Libye négocie pour ne pas payer la redevance annuelle de 100 euros par hectare pour l'eau d'irrigation, fixée par la convention, en rappelant l'effort financier déjà réalisé. Mais ce montant est à comparer avec ce que versent les paysans de la zone : 200 euros par hectare et par an, sous peine d'être expulsés de leur parcelle.

Seize villages à déplacer et à rebâtir

Le tracé du canal a fait l'objet de nombreuses négociations. La Libye a exigé que l'Etat malien prenne en charge l'indemnisation des populations. Un premier tracé a été décidé par Tripoli, sans consultation de Bamako. L'étude recensait seize villages à déplacer et à rebâtir avec des infrastructures de santé, des écoles, etc., pour 24 millions d'euros. Le schéma révisé à la demande du Mali a permis de réduire le coût estimé à 178 000 euros. Mais c'est seulement après deux ans de mobilisation des communes rurales, des associations et des fonctionnaires locaux qu'une partie des paysans touchés ont pu recevoir des indemnités. Au total, la somme versée n'a été que de 10 000 euros, soit moins de 6 % de ce qui était dû... Les travaux ont eu des conséquences à la fois sur l'environnement et sur les populations. Ainsi, les déblais du creusement du canal ont été déversés et abandonnés en vrac dans les champs voisins, empêchant leur exploitation. Comme le confirme un responsable de l'Office du Niger, " à Boky-Wèrè, il y a encore beaucoup de banco [argile] en tas dans les champs. Le maire a demandé à les déplacer, mais ça n'a pas abouti. Les relations avec Malibya sont difficiles... ".

L'EIES pour la mise en valeur des 25 000 hectares de la première tranche du projet n'a débuté qu'en 2009, alors qu'elle aurait dû commencer au plus tard trois mois après l'affectation des terres. Les populations de huit villages et trente hameaux seront déplacées et revendiquent en conséquence des indemnités, des emplois... Le rapport EIES préconise des zones de reboisement, la construction de forages, d'écoles, de postes de santé. Si l'investisseur doit fournir les 2 millions d'euros nécessaires à ces " activités annexes ", le chiffrage des indemnisations et leur prise en charge sont laissés à l'Etat malien. Or l'expérience prouve que les dédommagements réels ne sont pas à la hauteur des préjudices subis, et ne permettent pas aux paysans de se réinstaller correctement.

Pour l'instant, les activités concrètes de Malibya se limitent à des tests agricoles, qui n'ont concerné que 7 hectares en 2010... par manque de financement. Aucun aménagement de parcelles n'a été réalisé depuis la mise en eau du canal (sur lequel aucune prise d'eau n'est installée). Le projet semble donc s'essouffler.

Mais l'ambiguïté demeure, puisque les responsables libyens chercheraient à réaliser d'autres tests. En outre, les questions fondamentales restent en suspens : quelles seront les cultures finalement produites ? A quelle saison et donc avec quels besoins en eau ? A quel pays seront-elles destinées ? Quels seront les emplois pour les populations locales ?

Note(s) :
(1) L'Office du Niger est un périmètre hydroagricole de 88 000 hectares créé en 1932 par l'administration coloniale française autour du fleuve Niger. Il a pour but l'irrigation et l'expérimentation.
(2) Les personnes interrogées ont préféré garder l'anonymat.

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