L’accaparement de terres dans le Sud : les ressorts d’une aberration

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CETRI | 14 décembre 2011

L’accaparement de terres dans le Sud : les ressorts d’une aberration

Plusieurs dizaines de millions d’hectares de terres auraient déjà changé de mains depuis 2005 dans le cadre d’acquisitions massives. Et un panel d’experts du Comité mondial pour la sécurité alimentaire estime qu’entre 50 et 80 millions d’hectares seraient en voie d’être concédés à des opérateurs économiques extraterritoriaux. Pour incertains et approximatifs qu’ils soient, en raison entre autres de l’opacité qui entoure les contrats et du manque d’informations fournies par les pays d’accueil de l’investissement, ces chiffres n’en confirment pas moins l’accélération du phénomène : un processus d’ « accaparement de terres » qui constitue aujourd’hui le meilleur indicateur de l’importance stratégique et économique prise par la terre et la production agricole depuis le double choc de la crise alimentaire et financière.

par Laurent Delcourt
Sociologue et historien, chercheur au Centre tricontinental - CETRI (Louvain-la-Neuve).

L’envolée du prix des céréales, sensible dès le début du millénaire, vertigineuse à partir du dernier semestre 2007, ainsi que l’attrait exercé depuis quelques années par les agrocarburants suite à la hausse des cours pétroliers, ont abouti à une revalorisation spectaculaire des actifs fonciers, révélatrice à son tour d’un intérêt renouvelé et sans précédent pour la production agricole.

Dans un contexte international marqué par de croissantes pressions sur la terre, démographiques d’abord (accroissement de la population dans le Sud, diversification de la demande alimentaire des pays émergents, urbanisation, etc.), environnementales ensuite (diminution des rendements agricoles du fait du changement climatique, de l’épuisement des sols et autres ressources productives, etc.), et par les fortes incertitudes pesant sur les marchés financiers depuis la crise des subprimes, on assiste en effet au développement et au renforcement d’une double tendance, à la fois parallèle et solidaire : l’augmentation exponentielle des investissements directs étrangers dans les moyens de production agricole et les filières agroalimentaires, lesquels auraient été multipliés par cinquante depuis une dizaine d’années. Et surtout, l’orientation d’une part croissante de ces investissements vers la prise de contrôle direct, quoique sous des modalités diverses (concessions, achats, locations, etc.), de vastes étendues de terres, là où elles sont réputées « disponibles », bon marché et productives, en vue de produire directement, non plus les traditionnelles « commodities » héritières des grandes monocultures coloniales, mais principalement des denrées alimentaires exportables et des agrocarburants (canne à sucre, palmier à huile, etc.). Ceci – on l’a sans doute insuffisamment souligné – quand il ne s’agit pas plutôt de tirer bénéfices des « services environnementaux » dans le cadre du marché du carbone, d’exploiter plus classiquement les ressources du sous-sol (eau, minerais, etc.) ou de poursuivre des visées purement spéculatives sans but de production, en tablant sur les perspectives à la hausse du marché foncier.

Selon l’IFPRI (International Food Policy Research Institute), près de 20 millions d’hectares auraient ainsi changé de mains entre 2005 et 2009 dans le cadre de ces acquisitions massives. Dans un rapport publié en septembre 2010, la Banque mondiale a quant à elle recensé, entre octobre 2008 et juin 2009, 463 projets d’acquisition à grande échelle, effectifs ou en cours de négociation, portant sur quelque 46,6 millions d’hectares. Plus récemment encore, un panel d’experts attachés au Comité mondial pour la sécurité alimentaire, a évalué à entre 50 et 80 millions le nombre d’hectares qui seraient en voie d’être concédés à des opérateurs économiques extraterritoriaux. A noter que ces chiffres ne concernent ni les contrats portant sur moins de 1000 hectares, ni les prises de participation étrangères dans des sociétés agricoles nationales, pas plus qu’ils ne tiennent compte des transactions entre acteurs nationaux !

Pour incertains et approximatifs qu’ils soient, en raison entre autres de l’opacité qui entoure les contrats et du manque d’informations fournies par les pays d’accueil de l’investissement, ces chiffres n’en confirment pas moins l’accélération du phénomène : un processus d’ « accaparement de terres » qui constitue sans nul doute aujourd’hui le meilleur indicateur de l’importance stratégique et économique prise par la terre et la production agricole depuis le double choc de la crise alimentaire et financière.

Enjeu stratégique et intérêts économiques

Enjeu stratégique d’abord pour une série d’Etats (Chine, Inde, pays du Golfe, Egypte, etc.), « riches financièrement », mais importateurs nets de produits alimentaires et/ou confrontés de plus en plus à l’étroitesse de leurs aires agricoles. Motivés par le souci de réduire leur dépendance aux importations et de sécuriser leur approvisionnement en nourriture et énergie, dans un climat de forte instabilité des prix des produits de base, ces pays cherchent désormais à externaliser leur production, en négociant soit directement soit indirectement – via des intermédiaires nationaux (fonds souverains, sociétés para-publiques, entreprises privées, banques de développement, agences liées aux ministères de l’Agriculture, etc.) – la cession de terre à l’étranger, en particulier avec des Etats – « pauvres financièrement » – dotés de vastes surfaces cultivables.

Mais la participation, largement médiatisée, de ces Etats au mouvement d’acquisition massive de terre ne doit pas masquer le fait que ce sont surtout les opérateurs privés, à la poursuite d’objectifs purement économiques et financiers, qui forment le gros bataillon des investisseurs. S’y côtoient les acteurs traditionnels du secteur agroalimentaire (multinationales, exploitants agricoles, négociants, etc.) bien sûr, mais aussi de nouveaux venus (entreprises à la recherche de nouvelles stratégies de croissance, sociétés financières, banques commerciales et d’affaires, fonds d’investissement, de pensions et fonds spéculatifs, fondations privées, etc). Ayant délaissé le marché des produits dérivés, déprimé depuis la crise financière ou/et soucieux de diversifier leur portefeuille, ces « nouveaux venus » sont de plus en plus nombreux à manifester un intérêt pour le foncier, alléchés par les intéressantes perspectives de retour sur investissements (de l’ordre de 10 à 20 %) qu’offrent désormais la production de nourriture et/ou d’agrocarburants. Ils y sont par ailleurs incités par les gouvernements des pays d’accueil qui se sont lancés dans une véritable entreprise de séduction, en assouplissant notamment leur législation fiscale et foncière pour rendre la terre attractive.

Parmi les régions ciblées par ces investisseurs, l’Afrique occupe – et de loin – la première place. Disposant de larges surfaces arables à bas prix, elle concentrerait à elle seule près de la moitié des projets d’acquisition massive de terre, suivie par l’Amérique latine (Brésil, Argentine, Pérou, etc.), l’Asie (Philippines, Pakistan, etc.) et l’Europe centrale et de l’Est. Continent régulièrement en proie à de graves problèmes alimentaires et tirant ses ressources principalement de l’agriculture, l’Afrique est donc aussi au centre des préoccupations soulevées par ces accaparements de terre.

Graves impacts sociaux et code de « bonne conduite »

Sous le feu des projecteurs depuis la révélation faite par le Financial Times, en pleine crise alimentaire, du contrat signé entre le gouvernement malgash et l’entreprise sud-coréenne Daewoo Logistics, portant sur la cession à cette dernière de près de 1,3 milliard d’hectares de terre domaniale, cette nouvelle « ruée sur la terre » a en effet très vite suscité débats et controverses au sein de la communauté internationale. A mesure que les études et enquêtes réalisées sur le terrain confirmaient les graves problèmes posés par ces investissements massifs (mépris pour les droits coutumiers, irrégularités et manque de transparence des contrats, absence de consultation des populations concernées, expulsions forcées sans contrepartie, privation d’accès à certaines ressources essentielles, cession des meilleures terres pour la production de denrées exportables ou d’agrocarburants dans des pays où la sécurité alimentaire est mal assurée, etc.), la nécessité d’y apporter une solution s’est faite de plus en plus pressante.

Après avoir encouragé ces investissements au prétexte qu’ils constituaient une réponse au déficit de production de certains pays et à la faiblesse de leurs secteurs agricoles sous-financés, la Banque mondiale promeut désormais un code de « bonne conduite » auquel Etats et investisseurs sont invités à souscrire sur une base volontaire pour atténuer les risques liés à leurs transactions. Elaboré en concertation avec d’autres organismes internationaux (FAO, FIDA, CNUCED, IFPRI), ce code de bonne conduite volontaire ou RAI (Responsible Agricultural Investment that Respects Rights, Livehoods and Ressources ) se décline en sept principes supposés responsabiliser les acteurs parties prenantes des négociations sur la terre, aux « bonnes pratiques » et assurer une répartition équitable des bénéfices liés à l’investissement dans une optique win-win.

Cette approche minimaliste, basée sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, est cependant loin de faire l’unanimité. Nombre d’acteurs de la société civile (ONG, centres de recherche indépendants, etc.), de syndicats et de mouvements paysans dénoncent en effet le caractère volontaire de l’instrument, autrement dit l’absence de contraintes liées, et pointent les limites manifestes de l’approche. Et de souligner notamment le décalage entre ces principes pétris de bonnes intentions et les réalités propres aux contextes locaux, les pays où l’instrument est censé s’appliquer n’étant pas les meilleurs élèves en matière de démocratie, de lutte contre corruption et de respect des droits de leur(s) population(s).

Certaines organisations, à l’instar de l’organisation paysanne internationnale Via Campesina, vont plus loin encore, estimant que ce code non seulement légitime le processus d’accaparement, mais justifie un modèle de développement agricole qui a par ailleurs montré toutes ses limites sur le plan social et environnemental. Tout en plaidant pour l’interdiction des « accaparements » dès lors qu’ils portent atteinte à la « souveraineté alimentaire », ces acteurs en appellent plutôt à un renforcement des paysanneries locales, via la mise en place de politiques publiques autonomes, différenciées selon le contexte, adaptées aux besoins des populations locales et concertées avec ces dernières.

D’acteurs acteurs internationaux, enfin, se rangent derrière l’approche développée par le Rapporteur spécial des Nations unies pour le Droit à l’alimentation, Olivier De Schutter, lequel ne rejette pas explicitement les investissements fonciers massifs, mais, loin d’adhérer à l’approche « volontariste » de la Banque mondiale, rappelle qu’il « incombe à l’Etat hôte de garantir la protection des droits de l’homme relevant de sa compétence et à l’investisseur de respecter ces droits et de ne pas créer d’obstacles à l’Etat dans l’exécution des obligations qu’il a contractées en vertu du droit international ». Dans cette perspective, l’accès et l’usage de la terre et autres ressources productives constituant des éléments indispensables à la réalisation des droits humains, tout investissement foncier devrait être conditionné à la mise en oeuvre ou au renforcement de cadres légaux qui concrétisent de manière effective les engagements internationaux pris en faveur de ces droits – et tout particulièrement le droit à l’alimentation reconnu entre autres par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels –, et obligent les acteurs impliqués dans les transactions sur la terre à s’y conformer.

Au final, ce que le débat sur l’accaparement fait apparaître, c’est bien une ligne de clivage plus ancienne et fondamentale, opposant les partisans du « laissez-faire » et les défenseurs de nouvelles régulations fondées sur la reconnaissance des droits des populations et des souverainetés nationales.

Bibliographie indicative

- Borras S. M., Franco J. (2010), « Codes de bonne conduite : une réponse à l’accaparement des terres ? », Alternatives Sud, vol. XVII-3, pp. 57-78.
- Borras S.M., Hall R., Scoones I., White B., Wolford W. (2011), « Towards a better understanding of global land grabbing : an editorial introduction », Journal of Peasant Studies, 38:2, pp. 209-216.
- Committee on World Food Security (2011), « Land tenure and international investments in agriculture. A report by The High Level Panel of Experts on Food Security and Nutrition ». HLPE Report, n°2, juillet.
- Delcourt L. (2010), « L’avenir des agricultures paysannes face aux nouvelles pressions sur les terres », Alternatives Sud, vol. XVII-3, pp. 7-34.
- De Schutter O. (2009), « Acquisitions et locations de terre à grande échelle : ensemble de principes minimaux et de mesures pour relever le défi au regard des droits de l’homme », Rapport du Rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, 28 décembre, http://www.srfood.org/images/stories/pdf/officialreports/20100305_a-hrc-13-33-add2_land-principles_fr.pdf
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