Les financiers passent à la ferme !

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Illustration de Sébastien Thibault
L'Actualité | 16.8.2013

LES FINANCIERS PASSENT À LA FERME !

Au Québec, les agriculteurs baby-boomers prennent leur retraite. Les terres sont un excellent placement et des milliers d’hectares seront bientôt à vendre. La Banque Nationale, des fonds privés, la Caisse de dépôt s’y intéressent. Et vous ?

PAR NICOLAS MESLY

Alain Lemay, producteur laitier de 50 ans du Lac-Saint-Jean, se demandait parfois ce qu’il adviendrait, à sa retraite, de sa ferme, située près de L’Ascension. « Aucun de mes trois enfants ne voulait prendre la relève », dit-il. Au début de 2012, un acheteur lui a fait une offre alléchante. « J’ai vendu ma terre deux fois le prix ! » L’acheteur ? La Banque Nationale.

De novembre 2011 à avril 2012, la BN a acheté au Lac-Saint-Jean 3 277 hectares de terres auprès d’une dizaine d’agriculteurs, créant du coup une propriété 30 fois plus grande que la ferme québécoise moyenne.

Au milieu de ses 400 vaches attroupées sur une colline pelée, Gérard Rousseau, qui avait l’œil sur une de ces terres, ne décolère pas. Sa ferme est située sur le chemin Rousseau, du nom de sa famille, à Saint-Stanislas, petit village du nord du Lac-Saint-Jean. Depuis cinq générations, les Rousseau ont prospéré grâce à l’achat et à la location de terres auprès de voisins. Gérard a eu toute une surprise lorsqu’il a découvert que son concurrent pour l’achat de la terre voisine était sa propre banque. « Je ne jouais pas à armes égales. Il aurait fallu que je leur emprunte de l’argent pour acheter ! » dit-il. Cette terre, il la reluquait pour son fils, à qui il envisage de léguer les rênes de l’entreprise familiale d’ici 10 ans.

Au Québec et dans le monde, les terres agricoles attirent de plus en plus la convoitise des banquiers et grands investisseurs à la recherche de placements susceptibles de prendre rapidement de la valeur. Et les conséquences sur l’avenir du garde-manger des Québécois sont bien réelles.

En 2010, une rumeur selon laquelle des investisseurs de Shanghai, clients de l’agence immobilière Monaxxion, de Brossard, s’apprêtaient à acheter 40 000 hectares en Montérégie a fait grand bruit. L’affaire n’a pas eu de suite, mais la graine de l’inquiétude était semée : les terres agricoles du Québec allaient-elles être accaparées par des intérêts financiers extérieurs au monde agricole ?

Pour l’instant, la très grande majorité des transactions continuent de se faire entre agriculteurs : 84 % des terres sont exploitées par leurs propriétaires (dont de nombreuses sociétés à numéro) et 14 % appartiennent à des non-agriculteurs. Quant aux propriétés étrangères, elles ne comptent que pour 2 % des terres agricoles, selon le Programme de crédit de taxes foncières agricoles, du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ). Ce qui n’est pas énorme.

Le portrait risque cependant de changer. Actuellement, 40 % des propriétaires qui se partagent les 29 437 fermes du Québec ont plus de 55 ans. Bientôt, des milliers d’hectares seront donc à vendre, et très peu des enfants des agriculteurs désirent prendre la relève. Parce que le travail est dur, mais aussi parce qu’il faut avoir les reins solides pour obtenir du financement. Pour acheter une ferme laitière moyenne au Québec, il faut 2,45 millions de dollars juste pour le quota (1,45 million) et le fonds de terre !

Pour un investisseur, les terres cultivées du Québec — les plus chères au pays — sont un excellent placement. Leur valeur a bondi de 400 % depuis les années 1990. Au cours des cinq dernières années, elles ont rapporté un rendement annuel de 9,1 %, selon le Groupe AGÉCO, une équipe de consultants pluridisciplinaires de Québec. C’est bien plus que les rendements des bons du Trésor et bien moins risqué que la Bourse.

C’est ce qui a attiré la Banque Nationale, qui, à la suite de la crise financière de 2008, cherchait des placements sûrs pour le fonds de pension de ses employés. « On voulait exploiter nous-mêmes une grande ferme efficace pour réaliser des économies d’échelle et vendre nos grains à la Bourse de Chicago », explique Claude Breton, directeur principal des affaires publiques à la Banque Nationale.

Le prix international des céréales bat tous les records depuis 40 ans. Avec l’alimentation humaine et animale, les biocarburants, la spéculation en hausse et les stocks mondiaux en baisse, les prix ont monté en flèche en 2008 et 2011.

Désireuse de semer et de récolter dès la première année, l’entreprise créée par la Banque pour exploiter ses terres magasine en vitesse de l’équipement. « Elle voulait les machines agricoles les plus efficaces sur le marché, dotées de la technologie GPS. Son représentant a payé 2,5 millions de dollars comptant ! C’est la plus grosse vente de notre vie », raconte Stéphane Ouellet, gérant du concessionnaire John Deere d’Alma.

L’arrivée de la Banque au Lac-Saint-Jean a été applaudie par certains. « Bien des agriculteurs cherchaient à vendre depuis des années », dit Alain Lemay. Mais à qui ? L’accès à la propriété est d’autant plus difficile que les agriculteurs québécois sont les plus endettés du Canada, voire d’Amérique du Nord, note Guy Debailleul, chercheur associé au CIRANO et professeur au Département d’économie agroalimentaire et des sciences de la consommation de l’Université Laval.

Dans ce contexte, de nouveaux modèles de gestion émergent, qui vont du simple investisseur au bailleur de fonds pour la relève en passant par la coopérative.

« Nous, on achète des terres et on les loue à de jeunes producteurs », dit Roger Gauthier, de Trois-Rivières.

Roger Gauthier a fondé en 2010 AgriTerra, le premier fonds d’investissement agricole à voir le jour au Québec. Ancien propriétaire d’une entreprise de vente d’engrais, il dit travailler avec sa clientèle de longue date pour trouver des solutions « gagnant-gagnant ».

AgriTerra, une société en commandite, dispose d’un portefeuille de 10 millions de dollars, provenant d’investisseurs capables d’engager une somme variant entre 25 000 et un million de dollars pendant cinq à neuf ans. Le fonds, 100 % canadien, possède 3 600 hectares de terres au Québec, au Nouveau-Brunswick et, depuis tout récemment, en Saskatchewan. Les revenus découlent de la location des terres. L’augmentation de la valeur des actions suit celle des terres. « En 2012, on a obtenu un rendement de 15 % pour nos investisseurs », dit Roger Gauthier.

Clément Gagnon, de Partenaires agricoles S.E.C., un autre fonds d’investissement québécois, estime que d’ici cinq ans 115 000 hectares pourraient être mis en vente au Québec. Au prix moyen de 10 000 dollars par hectare, ces terres représentent la rondelette somme de 1,15 milliard.

Sa société en commandite prévoit faire une collecte de fonds de 50 millions de dollars auprès de gros prêteurs institutionnels pour acquérir 65 terres agricoles. Sur les 6 000 hectares convoités, elle en a déjà acheté 1 000. L’homme d’affaires de Pointe-Claire entend les faire cultiver en partenariat avec les anciens propriétaires, sous les conseils de son équipe d’agronomes, et deux producteurs bien établis. Les rendements estimés sont de l’ordre de 5,6 % à 6,6 %, en se basant sur l’augmentation du prix de la terre et de celui des aliments.

Ces fonds d’investissement par des non-agriculteurs pourraient même aider la relève agricole en concurrençant les banques, explique Guy Debailleul, de l’Université Laval. « Les jeunes agriculteurs n’auraient pas à rembourser le capital et les intérêts des emprunts », dit-il.

« Cette formule d’affaires pourrait être intéressante pour permettre à certains jeunes de s’établir... mais nous privilégions la propriété de la terre », dit Alain Audet, président du conseil d’administration de la Fédération de la relève agricole du Québec, qui regroupe 2 000 membres âgés de 16 à 39 ans. « La terre, c’est dans notre ADN », ajoute ce jeune propriétaire d’une ferme porcine en Beauce.

L’Union des producteurs agricoles (UPA), le puissant syndicat chargé de défendre les intérêts des agriculteurs, s’inquiète de la survie du modèle actuel de ferme propriétaire-exploitant. L’UPA craint que l’agriculture ne soit celle de locataires, un système jugé par certains de ses membres comme « féodal ».

L’UPA se méfie aussi de l’achat massif des terres agricoles par de grands argentiers. « La propriété de la terre est primordiale dans une société, dit son président, Marcel Groleau. L’agriculteur travaille pour nourrir le monde. Le fonds d’investissement, lui, travaille pour ses actionnaires. À partir du moment où des blocs de terres pourront se négocier entre de grands groupes financiers par l’intermédiaire de la Bourse, cela jouera sur le prix des denrées alimentaires. »

Le ministre québécois de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, François Gendron, s’apprête à présenter cet automne un projet de loi visant à modifier la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, « pour mieux protéger nos fermes, notre zone agricole et aussi permettre une occupation plus dynamique du territoire », dit son attaché de presse, Maxime Couture. Ce projet de loi pourrait, entre autres, rendre plus accessible l’achat de petits lots par les petits agriculteurs, afin de faciliter la relève et de diversifier la production.

L’objectif de Québec n’est pas d’empêcher les fonds d’investissement d’acheter des terres, mais de limiter leur appétit. Et de s’assurer que ces terres seront exploitées par des Québécois, qui paient leurs impôts au Québec.

Le ministre Gendron a ainsi déposé, plus tôt ce printemps, le projet de loi 46, visant à modifier la Loi sur l’acquisition de terres agricoles par des non-résidents. Ce projet de loi, qui sera aussi débattu à l’automne, propose entre autres une limite d’achat de 1 000 hectares par année, l’obligation de demeurer au Québec et d’être citoyen canadien.

« Si un acheteur signe une déclaration comme quoi il veut vivre au Québec et faire de la production agricole, on ne l’empêchera pas de venir ! » dit Maxime Couture.

Pour canaliser l’appétit des investisseurs étrangers comme de ceux d’ici, l’UPA propose quant à elle la création d’une Société d’aménagement et de développement agricole du Québec (SADAQ), un instrument d’investissement collectif. Cette société publique pourrait donner un rendement obligataire de 4 % à 5 % par année. « Elle serait financée par Québec et aurait recours à l’épargne publique, soit la Caisse de dépôt, la caisse Desjardins ou des investissements privés, pour acheter et remettre en état, par exemple, des terres en friche », explique François L’Italien, chercheur associé à l’Institut de recherche en économie contemporaine et auteur d’une étude sur l’accaparement des terres.

« Cette société publique, poursuit le chercheur, pourrait constituer une banque de terres et faciliter la location, voire la vente, à de jeunes agriculteurs. Elle permettrait aux acteurs régionaux de décider quel genre d’agriculture ils veulent sur leur territoire, afin d’éviter les conflits sociaux. »

La SADAQ disposerait d’un droit de priorité pour acquérir une terre, à la valeur du marché. Celle-ci pourrait ensuite être louée ou vendue à de jeunes agriculteurs désireux de se lancer dans une production qui respecterait le caractère régional (bœuf, lait, etc.).

« La décision [de créer ou pas cette société publique] sera prise après l’adoption des projets de loi cet automne », dit le ministre Gendron.

Chez Desjardins, on se dit ouvert à différentes possibilités. « On souhaite que les terres restent entre les mains de producteurs ou de coopératives agricoles. Loin de nous l’idée de devenir propriétaires terriens ! » dit Nathalie Genest, conseillère en relations de presse de l’établissement.

Et l’aventure de la Banque Nationale au Lac-Saint-Jean, dans tout ça ?

La première récolte à peine engrangée, la BN annonçait en novembre 2012 qu’elle rentrait dans ses terres ! En mars suivant, elle vendait à l’encan ses deux moissonneuses-batteuses, deux gros tracteurs dernier cri, un semoir gigantesque et deux herses. Stéphane Ouellet, gérant du concessionnaire John Deere d’Alma, estime à 40 % les pertes de la Banque Nationale sur cette machinerie.

« C’est pathétique ! Ce n’était pas de l’argent des Chinois ni du Qatar qui était investi dans notre région, mais le fonds de pension des employés de la Banque Nationale ! » peste Gilles Potvin, maire de Saint-Félicien.

Planté devant l’énorme garage de la BN, toujours invendu, dans l’agroparc de sa municipalité, le maire voit disparaître les promesses de remise en production de terres en friche et l’injection de 20 millions de dollars de capital dans la région. De l’argent qui aurait été apprécié pour développer celle-ci et créer des emplois...

Quand on lui parle de l’aventure de la BN, Bernard Lepage, copropriétaire de la Ferme Olofée, à Saint-Félicien, éclate de rire. « Un semoir de 43 pieds [13 m] équipé d’un GPS, ça se conduit comme un mini-Boeing 747. Même moi, je suis dépassé. L’employé de la Banque a appelé mon fils au moins 25 fois durant l’été pour savoir comment le faire fonctionner ! »

Plus sérieusement, le plus important producteur de flocons d’avoine du Québec est d’avis que bien des gens n’étaient pas d’accord avec le modèle de ferme de la Banque Nationale. Cette grande ferme céréalière exploitée par un important investisseur, calquée selon lui sur les agroentreprises que l’on trouve dans la pampa, en Argentine, était très loin du modèle de la ferme familiale québécoise.

D’un point de vue commercial, explique Bernard Lepage, le deuxième prêteur du monde agricole québécois, après la caisse Desjardins, jouait gros en concurrençant sa propre clientèle. « La BN ne pouvait se permettre de perdre 10 % ou 15 % de ses clients. »

Claude Breton, de la Banque Nationale, l’admet : « On a mal évalué notre modèle d’affaires et les enjeux sociaux. » Il insiste : l’établissement n’était pas au Lac-Saint-Jean pour spéculer.

La Banque Nationale négocie actuellement les derniers détails de la vente de sa grande ferme à Pangea terres agricoles, un groupe d’investisseurs privés fondé en 2012 par les hommes d’affaires Charles Sirois, qui a fait fortune dans les télécommunications, et Serge Fortin, fils de producteurs maraîchers qui a travaillé à Téléglobe.

Pangea exploite déjà quelque 2 400 hectares en Estrie et dans Lanaudière. « Le projet de la Banque Nationale est restructuré pour former des coentreprises avec trois groupes de producteurs locaux, dont une coopérative. On veut assurer la pérennité des fermes familiales et favoriser la relève », explique Serge Fortin.

La transaction finale sera conclue cet automne. La Banque Nationale ne gardera qu’une participation minoritaire. On prévoit des ententes à long terme pour produire dès 2014 du blé, de l’orge, du canola, du soya et de la gourgane, dont une partie en production biologique.

Bernard Lepage, de la Ferme Olofée, reste malgré tout sceptique devant les démarches de Pangea. La Banque Nationale a semé un débat social — qui ne fait que commencer — sur la taille des fermes et la future propriété du jardin québécois.

Pour acheter une ferme laitière moyenne au Québec, il faut 2,45 millions juste pour le quota et la terre !

Les terres sont un bon placement : leur valeur a bondi de 400 % depuis les années 1990. Le rendement annuel, depuis cinq ans, a été de 9,1 % !

Qui peut acheter une terre au Québec ?

Rien n’empêche une banque, un important investisseur ni quiconque d’acheter une terre agricole au Québec. À la condition que ce propriétaire réside au Québec et maintienne la vocation agricole de l’endroit.

S’il veut changer cette vocation, pour construire des condos par exemple, il devra obtenir l’aval de la Commission de protection du territoire agricole, chargée d’appliquer la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles et la Loi sur l’acquisition de terres agricoles par des non-résidents.

Québec entend donner du mordant à ces deux lois dès cet automne.

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