Brésil : agrobusiness contre agriculture paysanne

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(IPS Press/Brainpix/Reporters)
Demain le monde (CNCD) | le 21 août 2013

Brésil : agrobusiness contre agriculture paysanne

Frédéric Thomas

Au Brésil, la question de la terre a toujours posé problème. Avec le tournant à gauche, la réforme agraire est devenue politique publique mais, dans le même temps, l’agrobusiness s’est considérablement développé, au point de se muer en priorité étatique. Aujourd’hui, c’est l’existence même de la réforme agraire qui est en jeu.

Lorsque début 2003, « Lula » devient le premier président de gauche, il soulève un formidable espoir de changements, dont celui de s’attaquer, par le biais d’une réforme agraire, au problème historique des grandes concentrations de terres. Dix ans plus tard, Dilma Roussef lui a succédé au pouvoir et le bilan contradictoire de cette politique divise profondément le pays. Ainsi, le 5 mars 2013, la présidente du Brésil promettait d’« accélérer la réforme agraire ». Le jour même pourtant, le plus important mouvement paysan, le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), montait un campement permanent à Brasilia, afin de faire pression sur le gouvernement pour mettre en œuvre la réforme agraire, bloquée selon lui. Comment expliquer ces appréciations divergentes ?

Donner de la terre ne suffit pas

Un important projet de réforme de la structure de la principale institution fédérale en charge de l’accès à la terre – l’Institut national de colonisation et réforme agraire (INCRA) – est en cours. La décentralisation de ses activités, le transfert de compétences à d’autres entités publiques doivent accélérer et faciliter l’allocation de terres, et garantir des moyens financiers supplémentaires. Cette réforme traduit un changement d’orientation. Donner de la terre ne suffit pas. Là-dessus, le gouvernement et le MST sont d’accord. Mais ils en tirent des conclusions opposées.

Les propriétaires de plus de 1 000 hectares représentent 1,6% de toutes les propriétés, mais 51,7% de la surface occupée

Selon les propres chiffres de l’INCRA, en deux ans, le nombre de familles – un peu plus de 45 000 – installées sur des terres par le gouvernement actuel est le plus bas de ces 16 dernières années. Ce chiffre représente à peine le tiers de l’objectif (déjà dérisoire) que s’était fixé Dilma Roussef et, en moyenne annuelle, est trois fois moins élevé que pour les deux gouvernements précédents de Lula. Pour autant, le pouvoir en place ne se montre guère embarrassé par ces résultats. C’est qu’il s’agit de moins en moins de créer de nouveaux assentamentos – lopins de terre destinés à l’agriculture et attribués à des familles dans le cadre de la réforme agraire –, mais, plutôt, d’améliorer ceux existants.

Ce changement d’orientation s’accompagne – et se justifie – par toute une rhétorique, qui se cristallise en campagne médiatique. Ainsi, Gilberto Carvalho, secrétaire à la présidence, a évoqué une bidonvillisation des assentamentos, qui s’apparenteraient à des « quasi favelas rurales ». Le président de l’INCRA, Carlos Guesdes parle, lui, de viser d’abord l’amélioration qualitative des assentamentos existants, et se montre encore plus explicite, affirmant qu’un cycle est en train de se fermer et qu’il est « nécessaire d’actualiser la question foncière ». Ainsi, la concentration des terres serait un problème localisé, d’où l’abandon déclaré « de l’idée d’un changement structurel de l’indice d’inégalité [foncière] » [1].

Ce problème « localisé » – héritage colonial, réactualisé et renforcé par l’agrobusiness – fait du Brésil le pays de plus grande concentration foncière en Amérique du Sud, juste après le Paraguay. Ainsi, les propriétaires de plus de 1 000 hectares représentent 1,6% de toutes les propriétés, mais 51,7% de la surface occupée. À l’autre bout, ceux qui possèdent 10 hectares ou moins représentent 33,7% des propriétés, mais n’occupent que 1,4% des terres... [2]

Manque de volonté politique

Certes, avoir la terre ne suffit pas et il est clair que la situation des assentamentos doit être améliorée, reconnaît João Paulo, l’un des dirigeants nationaux du MST. Mais il faut le faire tout en continuant à distribuer des terres. La réforme agraire n’a de sens que s’il y a un accès à la terre. Employant une image bien brésilienne, il affirme qu’on ne peut faire de « feijoada sans feijão » [3]. La démocratisation de l’accès à la terre doit s’accompagner d’un renforcement des assentamentos existants, par le biais de politiques publiques de crédit, d’assistance technique, d’appui éducatif, etc. mais passe surtout par une redistribution volontariste. Ce ne sont pas les moyens financiers qui manquent – ceux-ci sont affectés en priorité à l’agrobusiness –, mais la volonté politique.

Face à un tel contexte, le MST tente de réagir en repensant sa revendication et en dessinant de nouvelles convergences. Il discute aujourd’hui d’une réforme agraire populaire, qu’il distingue du modèle classique. Ce dernier, mis en place par l’État avait pour but de résoudre le problème de la misère et de l’emploi en milieu rural. Or, l’agrobusiness y répond en offrant des rentes et des emplois... et en créant d’autres problèmes. D’où l’importance de mettre en avant un projet qui soit plus englobant et tienne compte de l’environnement, de la vie en milieu rural et qui mette la priorité sur la production alimentaire.

La seconde réponse réside dans une tactique de convergence, qui s’est traduite notamment par la première « rencontre unitaire nationale des travailleurs et travailleuses et peuples des champs, de l’eau et des forêts », le 22 août 2012, à Brasilia et la participation du MST à la marche organisée par la Centrale syndicale des travailleurs (CUT), le 6 mars 2013, cherchant à faire le lien avec les luttes urbaines.

Le processus de « dépaysanisation » du monde rural est loin d’être un processus inéluctable comme le présentent les médias dominants

Le processus d’urbanisation et de « dépaysanisation » du monde rural [4] – la population rurale brésilienne ne représente plus que 16% aujourd’hui – est loin d’être un processus inéluctable comme le présentent les médias dominants. Il est avant tout la conséquence logique d’orientations et de choix politiques explicites. En réalité, sous prétexte d’améliorer l’existant, d’assurer les conditions de vie et de production dans les assentamentos déjà formalisés, le gouvernement de Roussef fige les frontières et accentue le rapport de forces profondément inégal entre les deux modèles agricoles antagonistes brésiliens : l’agrobusiness et l’agriculture paysanne. Dès lors, cette nouvelle orientation politique constitue un enterrement de première classe pour une réforme agraire, déjà moribonde.

Les meilleures terres pour l’agrobusiness

Le cas de l’État de Goiás, au centre du Brésil, est représentatif. Le réseau des organisations paysannes Via Campesina, appuyé par l’ONG belge Entraide et Fraternité, dresse un sombre constat : la priorité est à l’agrobusiness, le changement structurel ne se réalise pas, 2011 fut l’une des pires années de la réforme agraire et, en 2012, seules 102 familles ont obtenu un accès à la terre suite à une désappropriation. Ce processus, qui dure des années, est le principal levier de la réforme agraire. Il consiste en l’achat par l’État – sous la pression des organisations paysannes –, de terres afin de les redistribuer aux familles mobilisées qui en avaient fait la demande. Cet achat se fait volontairement et au prix du marché. Or, le prix des terres augmente et fait l’objet de spéculations – notamment du fait d’investissements de capitaux internationaux. Dès lors, les terres pour la réforme agraire sont en quantité moindre et de qualité inférieure, pour des familles pauvres, disposant de peu de moyens et d’appuis. Mais dans le même temps, l’agrobusiness – Goiás est le troisième plus grand producteur du pays de cannes à sucre, le deuxième d’éthanol et le quatrième de soja –, lui, est en pleine expansion, accaparant les meilleures terres et bénéficiant des politiques publiques. Ainsi, le gouvernement local investit dans la construction d’un aéroport de fret afin d’augmenter les exportations (principalement celles de l’agrobusiness), sur une surface de 626 hectares, soit plus de la moitié de la surface attribuée, en 2011, dans l’État à des familles dans le cadre de la réforme agraire !

Impossible pour les paysans de concurrencer un tel géant dans un jeu aussi inégal. Dès lors, dans les faits, on le laisse acheter les meilleures terres dont il a besoin, l’INCRA se contentant de garder celles peu aptes pour cette agriculture intensive.


Notes

[1] O Estado de S.Paulo, « ’É preciso atualizar a leitura da questão fundiária’ », 1er janvier 2013.

[2] Ministério do Desenvolvimento Agrário, Estatísticas do meio rural 2010-2011, page 30.

[3] La feijoada est un plat très populaire au Brésil, à base de haricots noirs (feijão). Entretien avec l’auteur au siège du MST, Sao Paulo, mardi 19 mars 2013.

[4] Laurent Delcourt, « L’avenir des agricultures paysannes face aux nouvelles pressions sur la terre », in Alternatives Sud, vol. 17-3, page 10.
P.-S.
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