La ruée vers la terre

Medium_kadzeha-ngala-et-sa-famille-kenya-uniqueKadzeha Ngala, 80 ans, avec sa famille, devant ce qui reste de sa maison, dans les environs de Mombasa, au Kenya (Gaylo Bocha pour le JDD)
Le Journal du Dimanche |  30 novembre 2013 

La ruée vers la terre

REPORTAGE - La majorité des chefs d'État africains invités au sommet de l'Élysée ont en commun d'avoir mis une partie de leurs terres inexploitées en vente.

Un soupir, une esquisse de sourire. Cette femme a pourtant la peau dure et en a vu d'autres depuis tout ce temps qu'elle est en politique. Mais le poste de ministre d'État de l'Aménagement du territoire n'est pas une mince affaire au Kenya. "Oh, le problème de la terre et de son acquisition est un sujet extrêmement délicat dans ce pays, commente Charity Ngilu, qui reçoit le JDD au terme d'une longue journée de travail. Ici, la terre fait irruption dans le cœur des gens et certains parfois en perdent la raison."

L'Afrique vend, brade, donne ses terres cultivables. De nombreuses organisations non gouvernementales, internationales et locales avaient déjà tiré la sonnette d'alarme depuis une dizaine d'années. Mais aujourd'hui, le dernier rapport de la Banque mondiale vient ébranler les esprits. Le phénomène s'est accéléré. Le Mozambique, la Tanzanie, l'Ouganda, le Cameroun ou encore la Namibie restent en tête de liste de ces pays qui ont la vente facile. L'Éthiopie n'est pas en reste et vend des terres fertiles, alors que la famine n'est jamais loin dans ce pays, ou encore des terres sacrées, comme le sanctuaire aux éléphants, qui aurait été cédé, selon certaines ONG, à 87 % à un investisseur européen. Ces acquisitions de terres représentent désormais près de 5 % du total des terres agricoles africaines, soit une superficie équivalente au Kenya.

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"Avant cette nouvelle Constitution, les étrangers pouvaient acheter ce qu'ils voulaient", explique Ibrahim Mwathana, président du Land Development and Governance Institute, impliqué depuis plus de dix ans dans le travail de réforme foncière au Kenya. "Aujourd'hui, c'est enfin réglementé. Leur acquisition ne peut aller au-delà des 99 ans."
Un deal gagnant-gagnant

L'Afrique dispose de plus de la moitié des terres fertiles et souvent inexploitées de la planète. De quoi attiser toutes les convoitises. Ce qui expliquerait, selon un autre rapport commun de la FAO (Organisation pour l'alimentation et l'agriculture de l'ONU) et du Fida (Fonds international pour le développement agricole), ce regain d'appropriation des terrains. Besoins alimentaires des populations locales, spéculation, changement climatique, autant de raisons qui poussent aussi les investisseurs étrangers à faire main basse sur les terres africaines.

Le Kenya est le pays où a commencé cette ruée vers les terres fertiles africaines. Le sujet y reste tabou quand il n'est pas un instrument politique. Il y a deux ans, le Kenya s'est donc doté d'une nouvelle Constitution, destinée à assainir et enfin réglementer l'achat des terres aussi bien pour les Kényans que pour les étrangers. "Avant cette nouvelle Constitution, les étrangers pouvaient acheter ce qu'ils voulaient", explique Ibrahim Mwathana, président du Land Development and Governance Institute, impliqué depuis plus de dix ans dans le travail de réforme foncière au Kenya. "Aujourd'hui, c'est enfin réglementé.

Leur acquisition ne peut aller au-delà des 99 ans." Un nouveau cadre, certes, mais que Mwathana trouve néanmoins encore un peu flou. Il redoute en outre que les priorités du gouvernement ne soient pas toujours celles des gouvernances locales. "Il ne peut y avoir de gratte-ciel et des gens qui marchent nu-pieds sur le bas-côté des routes. Il faut absolument un deal gagnant-gagnant." Par rapport aux investisseurs étrangers, il se montre encore plus lucide. "Les big western boys, comme l'Amérique, l'Angleterre et la France sont toujours là, dit-il presque avec amusement. Ils utilisent juste des intermédiaires. La Chine, l'Inde et surtout les pays du Golfe, quant à eux, avancent à visage découvert. Sont-ils animés de bonnes intentions? L'avenir nous le dira."

Quand on voit le projet de Machakos, à trois quarts d'heure de route de la capitale Nairobi, on se demande quand même si le gouvernement kényan, lui-même, a bien en tête les contraintes de cette nouvelle Constitution. Il n'a pas vendu pour 99 ans plus de 2.000 ha aux étrangers, il les a donnés. "Oui oui, donner, confirme Charity Ngilu, parce que nous pensons que Machakos sera l'illustration parfaite de ce que peuvent apporter des investissements étrangers à l'économie du Kenya." Elle se veut aussi rassurante. "Les terres octroyées le seront pour une période donnée, renégociables et destinées à une production bien précise.

Enfin, le gouvernement kényan se réserve le droit de casser toute transaction." En attendant, l'heureux contractant de ce deal fabuleux de Machakos, le richissime émir de Dubai, n'a pas l'intention de cultiver toute cette terre récemment offerte. Non, lui, ce qu'il aime, c'est le béton, celui des gratte-ciel. Il veut bâtir l'avenir, le futur du Kenya. La ministre en est convaincue. Ainsi voit-on l'émir, sur une coupure de presse, poser auprès du gouverneur de Machakos County. Il y a quinze jours, Uhuru Kenyatta, le président en personne, est venu saluer ce projet afin qu'il serve de vitrine à ce Kenya en expansion. L'article est plus modéré. "C'est sûr que sur le papier, cela semble beau, mais peut-être est-ce un peu trop ambitieux."

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Kioko Wamba vit sur des terres données aux Émirats arabes unis, entre autres, par le gouvernement kényan. JDD
Bientôt un Dubaï kényan

Il faut avouer que la brochure qui vante le projet est étonnante. Une dizaine de pages pour expliquer comment cette bourgade, qui possède un rond-point et quelques courtes avenues, va se transformer en un Dubai africain. Photos à l'appui, les gratte-ciel sont là, photographiés de nuit, majestueux et imposants. Sans compter ce TGV rouge lancé à grande vitesse. Le texte est à l'avenant, prometteur et positif. "Machakos est une communauté résiliente dont les habitants possèdent un énorme mécanisme de survie. N'oublions pas que Machakos fut par le passé (il y a bien longtemps) capitale du Kenya." Alfred Mutua, le gouverneur tout feu tout flamme, ose même la comparaison avec New York, avec un chiffre à vous clouer le bec : "Montant de ces investissements à venir : 23,4 milliards de dollars!"

Pour l'instant, on a un peu de mal à visualiser le miracle. Les brebis font toujours partie du paysage, les poulets et les coqs aussi. La gare routière est un véritable capharnaüm où les chauffeurs de minibus à destination de Nairobi et d'autres villes du pays haranguent le passager potentiel avec plus ou moins d'insistance. Hormis les quelques malheureuses avenues asphaltées, le reste relève du chemin terreux, poussiéreux ou boueux, selon le temps. Mais le gouvernement et le président y croient. D'ailleurs, lorsque ce dernier est venu la dernière fois, c'était justement pour lancer le chantier. Une pelletée de terre et hop, la première route construite sur cette étendue de terre est en train de prendre forme. Il y a bien encore quelques bergers avec leur troupeau mais cela n'ébranle en rien l'optimisme des autorités nationales et locales. Hormis un sénateur que personne n'écoute.

«Quand ils auront gagné, on sera tous obligés de vendre nos bêtes»

Il reste néanmoins 200 familles sur ces terres à bétail et en partie cultivées. Kioko Wamba, 65 ans, les yeux dévastés par la cataracte, est l'un des derniers à résister. Il porte un peu toute la misère africaine sur sa maigre carcasse. Il fait froid, il a recouvert son crâne d'un bonnet noir mais se dispense de chaussettes. Il est revenu chez lui, comme il dit, lorsqu'il avait 30 ans. Avant? "Oh, je travaillais là-bas, à la ville." Il écarte le bras et désigne avec mépris cette vie passée. Aujourd'hui, son troupeau semble bien maigre et il est assisté de l'un de ses fils et de quelques garnements. "C'est chez moi, ici, et on nous chasse comme ça! Quand ils auront totalement gagné, on sera tous obligés de vendre nos bêtes. De quoi va-t-on vivre? Je suis sûr que j'ai droit à une compensation." En attendant, les ouvriers ne se préoccupent guère du vieux berger, et continuent leurs travaux de construction routière. Le gouverneur est strict sur les délais. Et ne veut pas décevoir ses ­investisseurs.

Karen Lajon, envoyée spéciale, Nairobi et Machakos (Kenya) - Le Journal du Dimanche

samedi 30 novembre 2013
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