Comment marchés financiers et multinationales accaparent aussi les mers et les océans

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Pêcheurs aux Îles Canaries (marcp dmoz)

Basta | 19 septembre 2014

Comment marchés financiers et multinationales accaparent aussi les mers et les océans

par Sophie Chapelle

Les terres agricoles ne sont pas les seules cibles de puissants intérêts privés, de grandes entreprises ou de gros investisseurs. Littoraux, mangroves ou récifs coralliens sont aussi convoités. Au nom de la défense de l’environnement et de la préservation de la biodiversité, la mise en place de quotas de pêche, de réserves naturelles maritimes ou d’élevages géants favorisent le contrôle des bords de mer et des eaux continentales par une poignée d’acteurs privés. Aux dépens des communautés locales et des millions de petits pêcheurs qui vivent de la mer et voient leurs droits et leurs cultures bafoués. Un nouveau rapport lève le voile sur cet accaparement des mers.

Mais comment donc des intérêts privés peuvent-ils accaparer les océans ? Il ne s’agit pas – encore – de ses fonds marins, mais de ses ressources dont dépendent 800 millions de personnes, habitant les littoraux et vivant de la pêche. Rivages côtiers et eaux continentales, estuaires, lagunes, deltas, zones humides, mangroves, ou encore récifs coralliens, sont concernés. Comment se traduit cet appropriation d’un bien commun ? Un rapport, intitulé « l’accaparement global des océans » vient d’être publié par des organisations internationales, en collaboration avec le Forum mondial des peuples de pêcheurs. [1] Il pointe les nouveaux maux qui menacent la vie des communautés des bords de mer, du Chili à la Thaïlande en passant par l’Europe du Nord ou les côtes africaines.

Ces maux ont pour nom quotas de pêche, conservation du littoral ou aquaculture. Derrière l’argument environnemental et l’impératif écologique, ces nouvelles réglementations contribuent à déposséder les populations de leurs moyens de subsistance, de leurs modes de vie, voire de leurs identités culturelles, au profit des logiques de marché, de l’industrie de la pêche et de gros intérêts privés. Un accaparement qui a aussi des conséquences sur notre manière de nous nourrir.

« ‘L’accaparement des mers’ – sous la forme d’accords d’accès déséquilibrés qui nuisent aux pêcheurs artisanaux, [...] et de détournement des ressources au détriment des populations locales – peut s’avérer une menace aussi sérieuse que ‘l’accaparement des terres’ », lançait dès octobre 2012 Olivier de Schutter, ancien Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation. [2] Sur les bords de mer, les pêcheurs artisanaux sont ainsi en train de perdre leurs droits établis de longue date. Des droits coutumiers qui leur permettaient d’avoir accès à des zones de pêche et des plans d’eau, ainsi qu’aux terres côtières qui les bordent. En cause, « les modifications des cadres juridiques qui leur imposent un droit de pêche géré par le marché ».

Des quotas de pêche aux mains des gros industriels

En Afrique du Sud par exemple, la politique des quotas individuels mise en place en 2005 a entraîné une exclusion du jour au lendemain de 90 % des 50 000 pêcheurs artisanaux du pays. Ces derniers sont devenus des pêcheurs « locataires » contraints de payer des sommes « exorbitantes » auprès de « quelques propriétaires des milieux aquatiques ou pêcheurs à cols blancs qui possèdent et assurent l’allocation des quotas », fustige le rapport. 

« Depuis le milieu des années 1980, il y a eu un changement marqué dans les pratiques des États en faveur de la privatisation de la gestion des pêches », observent les auteurs. Comment cela fonctionne-t-il ? L’État accorde des droits de pêche (quotas [3]) permanents aux pêcheurs. Il établit ensuite un marché en vue de permettre aux nouveaux propriétaires d’acheter, de louer ou de vendre leur quota. Cela a conduit à des phénomènes de concentration sans précédent.

En Islande, les dix plus grandes sociétés de pêche détenaient plus de 50% des quotas en 2007. Au Chili, quatre entreprises contrôlent 90% des quotas [4]. Les conséquences sur les pêcheurs artisanaux sont immédiates. Au Danemark, la flotte des pêcheurs artisanaux s’est effondrée en 2005. Ce processus pourrait être accéléré par le Partenariat mondial pour les océans, initié en 2012 par la Banque mondiale, qui vise à privatiser les régimes de droits de propriété sur les ressources halieutiques.

Les autochtones exclus de la conservation du patrimoine marin

La création de « zones de protection marine », telles que les sanctuaires côtiers ou les réserves, participe au phénomène d’accaparement des mers. L’accès à ces zones est interdit ou restreint pour les pêcheurs artisanaux dans un but de « conservation » de la nature. C’est ce qui s’est passé en Tanzanie par exemple, avec la création du parc marin de l’île de Mafia. « Des entreprises touristiques étrangères se sont implantées, bannissant l’accès aux sites terrestres et littoraux, y compris les récifs coralliens les plus productifs, les forêts de mangrove et les plus belles plages – qui étaient auparavant sous les régimes de propriété traditionnelle des communautés locales », souligne le rapport. D’ici 2020, la Convention des Nations Unies sur la diversité biologique prévoit qu’au moins 10% des aires marines et côtières soient conservées [5].

Des zones côtières sont également privatisées. En Ouganda, le gouvernement a alloué une partie des terres côtières du lac Victoria à des investisseurs dans le tourisme et l’aquaculture. A peine remis du tsunami de 2004, des communautés de pêcheurs sri-lankais ont subi la mise en œuvre de nouveaux plans d’urbanisme. Des centres touristiques de luxe sont sortis de terre sur un quart de la péninsule de Kalpitiya où vivent quelques 13 000 pêcheurs. Plus de 2 500 familles ont été expulsées de leurs terres et se sont vues refuser l’accès aux zones de pêche. « Les pêcheurs peuvent même être poursuivis pour intrusion illégale. Par exemple, les clôtures de fil de fer barbelé érigées le long de la bande côtière par l’hôtel Bay Watch Eco de l’entreprise Hasan Gaate les empêchent d’accéder à la bande côtière pour pêcher », témoigne un pêcheur. Sur place, le Mouvement national de solidarité pour la pêche lutte pour récupérer leurs terres et regagner l’accès aux zones de pêche. 

Vers la financiarisation des océans

Industries et grandes entreprises ne lorgnent plus seulement sur l’immense stock potentiel de carbone des forêts humides (notre précédente enquête). Des forêts de mangrove sont elles-aussi transformées en zones protégées pour « compenser » les émissions de gaz à effet de serre des entreprises polluantes, comme Rio Tinto à Madagascar par exemple [6]. Ces projets, portés par des ONG de conservation, s’inscrivent dans le programme « Initiative Carbone Bleu » appuyé par l’Onu [7]. «  Ce programme vise à financiariser le carbone stocké, séquestré ou libéré des écosystèmes côtiers ou marais salés, des mangroves et des herbiers marins », souligne le rapport. De l’Indonésie aux États-Unis en passant par le Sénégal, l’Union internationale de conservation de la nature a commencé à évaluer les stocks de carbone des écosystèmes marins.

La Banque mondiale s’emploie, elle, à développer des « obligations bleues » proposées sur les marchés financiers. Les investisseurs connaissent déjà les « obligations vertes » dont la valeur est estimée à 40 milliards d’euros en 2014 [8]. Soixante obligations vertes ont ainsi été émises par la Banque mondiale pour financer, explique t-elle, des « projets sobres en carbone susceptibles de contribuer à l’adaptation au changement climatique ». Elle envisage aujourd’hui d’étendre le financement de la protection des océans par le biais de ses nouvelles « obligations bleues ». La Banque mondiale fait valoir que « le capital financier à grande échelle et le secteur privé sont essentiels pour parvenir à une meilleure protection et une meilleure gouvernance des ressources marines ». On y croit très fort.

Un saumon d’élevage sur cinq appartient à un milliardaire chypriote

De puissantes entreprises prennent progressivement le contrôle des ressources halieutiques. Une poignée d’entre elles ont fait main basse sur les chaînes de production. Ainsi, le groupe norvégien Marine Harvest (indirectement contrôlé par le milliardaire John Fredriksen, un armateur pétrolier d’origine norvégienne installé à Chypre) produit un saumon d’élevage sur cinq consommés dans le monde ! Les trente plus gros fournisseurs de crevettes d’élevage produisent un cinquième de la production mondiale ! Les trois premières sociétés de thon en conserves pêchent un tiers des thons capturés dans le monde ! La multinationale asiatique Thai Union Group contrôle 20% de la transformation de thon en conserves...

Cette concentration permet à ces grosses entreprises de définir leur modèle de production, depuis la sélection des espèces jusqu’aux techniques utilisées. « Ce régime halieu-alimentaire contrôlé par les multinationales modèle et stimule la demande croissante de certains produits de la pêche aujourd’hui, tant au Nord qu’au Sud », analyse le rapport. Les envies de consommer du thon rouge frais, de la perche du Nil, des crevettes, du saumon ou de l’huile de poissons riche en Oméga-3 sont le fruit de campagnes marketing savamment orchestrées. En amont de la chaine, ces demandes nourrissent une pression croissante pour l’extraction de ressources halieutiques par l’industrie. Une extraction qui repose en grande partie sur la pêche en haute mer avec des chaluts de fond destructeurs de fonds marins.

Quand les poissons d’élevage menacent les poissons sauvages

Les multinationales de pêche telles que Marine Harvest en Norvège, Nippon Suisan Kaisha au Japon et Pescanova en Espagne, de même que les grands détaillants comme Walmart ou Carrefour, contrôlent une grande partie du marché aquacole. Au cours des vingt dernières années, la contribution globale de l’aquaculture à la production mondiale de poissons pour la consommation directe est passée de 10 à 50%. La production commerciale est centrée sur l’élevage de 25 espèces – principalement le saumon, les carpes, les tilapias, le pangasius, les palourdes et les crevettes. Mais le déversement incontrôlé de ces espèces non-indigènes dans les eaux douces ou les océans perturbe les écosystèmes locaux et régionaux.

Dans le Pacifique, les pêcheurs autochtones du Chili et de la Colombie-Britannique ont ainsi vu leurs stocks de pêche épuisés en raison de l’élevage industriel du saumon. En cause : la transmission d’une maladie apparue dans les élevages (dite maladie "ISA") au milieu naturel, ce qui a provoqué une surmortalité des poissons sauvages. La pollution générée par le rejet de produits chimiques, de matières fécales et d’aliments piscicoles dans le milieu aquatique – les produits chimiques anti-salissures, les antibiotiques, les colorants, et les tonnes d’azote et de phosphore – favorisent le développement d’algues toxiques. L’élevage potentiel de saumons génétiquement modifiés dans l’océan Atlantique par la firme AquaBounty pourrait exacerber ce type de problème (lire aussi notre article). 

La face cachée de la pêche

L’aquaculture industrielle perturbe également la pêche artisanale en fermant l’accès aux zones côtières et intérieures. Les zones humides fragiles de l’Équateur ont ainsi été dévastées par l’élevage de crevettes : la superficie nationale des mangroves a été divisée par trois ! Les conditions de travail associées à ces chaînes sont par ailleurs épouvantables, comme l’a récemment montrée une enquête du Guardian en Thaïlande (voir notre article). Journées de 20 heures, tortures et assassinats sommaires, ouvriers enchaînés pour les empêcher de s’évader, absence de paie pendant des mois, fourniture d’amphétamines pour « tenir le coup »... A l’autre bout de la chaine, les détaillants se fournissant auprès de l’entreprise incriminée refusent de faire le lien avec leurs pratiques commerciales, notamment la pression sur les coûts.

Les auteurs du rapport appellent à ce que la question de la pêche artisanale soit traitée « comme une affaire de droits de l’Homme plutôt qu’une question purement économique ». Face à la perte des droits d’accès des petits pêcheurs, le rapport relève l’existence des « droits territoriaux d’exploitation par les pêcheurs ». Ces droits sont déjà inscrits dans les législations de la pêche de plusieurs pays, comme en Afrique du Sud par exemple. Là, des zones prioritaires ont été définies pour les pêcheurs artisanaux accompagnées d’une série de mesures adaptées aux pratiques de pêches locales. La taille des bateaux comme celle des engins ont notamment été limitées.

Les formes de luttes sont diverses face à des menaces elles-aussi très variées. La construction des grands bassins aquacoles, d’industries extractives ou de grands projets hydroélectriques concourent à saper les écosystèmes. Au Nigeria, les pêcheurs essaient d’intenter une action contre la société pétrolière Shell concernant la pollution de leurs zones de pêche. Au Venezuela, les organisations de pêcheurs ont obtenu une loi interdisant la pêche avec des chaluts de fonds. Face à la menace que l’accaparement des mers fait planer sur la sécurité alimentaire, la résistance s’organise en faveur de droits collectifs pour les pêcheurs.

Sophie Chapelle
@Sophie_Chapelle

 

Notes

[2Voir ici.

[3] Les noms utilisés sont variés. Aux États-Unis, le programme de privatisation est appelé Partage des Captures. En Islande et en Nouvelle-Zélande, il s’appelle Quotas Individuels Transférables (QIT). La Commission européenne a fait allusion aux Concessions de Pêche Transférables (CPT) et l’Union africaine à la Pêche fondée sur la richesse.

[4Voir ici.

[5Voir ici

[6Voir ici.

[7] « Blue Carbon Initiative » est une collaboration entre l’UICN, Conservation International et la Commission océanographique intergouvernementale de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, le social et la culture. Voir le site.

[8Voir ici

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