Russie: l'avenir de la Sibérie orientale passe par la Chine

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Photo accompagnant un tweet des «Nouvelles ukrainiennes» le 16 juin 2015: «La Chine a loué 150.000 hectares de terres à la Russie en Transbaïkalie.» (Twitter)

Geopolis | 1 juillet 2015

Russie: l'avenir de la Sibérie orientale passe par la Chine

Par Miriam Palisson

La Sibérie orientale sera-t-elle bientôt chinoise ? L'annonce de la location de terres agricoles en Transbaïkalie relance cette question. Tourisme, trafics, travail aux champs ou sur les chantiers, investissements massifs… les Chinois mènent toutes sortes d'activités dans ce «Far East» déserté. La population locale balance entre méfiance – voire xénophobie – et pragmatisme économique.

La Transbaïkalie, région russe située à l'est du lac Baïkal, vient de louer 150.000 hectares de terres à des investisseurs chinois (la société Zoje Resources Investment) contre un loyer de 250 roubles (4 euros) par hectare et par an, soit 1,5 milliard de roubles (25,5 millions d’euros) pour 49 ans.

L'équivalent de 390 millions d’euros devraient être investis dans l'élevage de bétail et de volaille, ainsi que dans la culture de céréales, de fourrage et même de plantes médicinales. Par ailleurs, la Chine se lance dans l'aquaculture dans la région du Primorié, annonçait le 22 juin le site Seafoodsource.com (lien en anglais).

«Nous apportons la terre, ils apportent l'argent»

Selon le gouverneur de la Transbaïkalie, 40% des terres arables ne sont pas exploitées. La région doit donc attirer des investisseurs, et aussi des travailleurs : environ un millier de personnes, des «locaux en priorité, mais aussi des Chinois» (lien en russe), précise Konstantin Ilkovski, pour exploiter ces immenses surfaces. Le contrat, détaillé par Courrier international, stipule que 75% des cadres employés pour gérer ces terres seront des Russes, et que les entreprises concernées paieront des impôts à l’État russe. 

Malgré ces précautions, les lois agricoles apparaissent de plus en plus favorables au voisin chinois – et ce n'est pas faute de protestations. «La Russie ouvre ses portes aux agriculteurs chinois au lieu de soutenir ses propres fermiers», dénonce le vice-président du Comité agricole de la Chambre russe de commerce et d’industrie. «Au cours des sept dernières années, il est devenu encore plus facile pour les fonctionnaires de conclure de telles transactions en Sibérie orientale et en Extrême-Orient», écrit (en russe) le magazine en ligne Slon, tandis que sur Twitter, Vladimir Poutine est accusé de «vendre la Sibérie».

Les médias russes, même les plus «libéraux», tels la Novaïa Gazeta ou Slon, et les réseaux sociaux, scandalisés, accueillent très mal la nouvelle.

L'agence Anna-News alerte sur «l'annexion sans bruit ni balles» de la Sibérie par la Chine: «L'Extrême-Orient va se retrouver aux mains du Japon, et la Sibérie des Chinois, qui viennent s'installer en Russie, épousent des femmes russes et finalement, par la ruse et la perfidie, s'emparent du territoire de la Sibérie jusqu'à l'Oural» – une «grande tragédie» que «l'Occident va bien sûr favoriser par haine de la Russie», accuse l'article (en russe).

Trafics et griefs en tout genre

Parmi les griefs les plus fréquents, les entreprises agricoles chinoises sont accusées d'abuser des pesticides et de rendre à leurs propriétaires des terres polluées de façon irréversible. Mais les terres agricoles ne sont pas seules à faire l'objet des convoitises : «Tout intéresse l'Empire du Milieu», explique l'article «Quand la Chine achète la Sibérie». «Le gaz, le pétrole, mais aussi les minerais. Comme les milliards de tonnes de fer (...) du Birobidjan, à moins de 100 kilomètres de la frontière.»

Le Chinois qui s'invite (pas toujours légalement) sur les terres russes est rendu responsable de destruction des pinèdes (voire feux de forêts criminels), coupes de bois sans autorisation, braconnage... «Les chasseurs disent qu'après le passage des Chinois, il ne reste rien», entend-on dans l'une de ces nombreuses vidéos postées sur les réseaux sociaux. Au passage, il arrive que les Russes participent... Témoin cette énième affaire de bois vendu à la Chine en contrebande, impliquant des Chinois et des Russes, qui vient d'arriver au tribunal de région de Transbaïkalie (lien en russe).

Un vaste réseau de «porteurs de sacs» (带包人, «dai bao ren», фонари, «fonari»  en russe) a longtemps occupé des milliers d'habitants, russes comme chinois, des régions frontalières qui profitaient des lacunes des lois russe et chinoise sur l'importation des marchandises en Russie, comme le raconte cet article sur le commerce frontalier, ou encore ce récit de Jean-Pierre Thibaudat, envoyé spécial à Blagovechtchensk pour Libération.

Aujourd'hui, la chute du rouble a donné naissance à d'autres trafics. Un sac Vuitton vaut deux fois moins cher de ce côté-ci du fleuve Amour, et Blagovechtchensk est devenu «leader de la vente d'articles chinois... aux Chinois» (lien en russe). Cette Chinoise de Heihe, sur la rive opposée, s'est ainsi dépêchée de monter, avec le réseau social Weibo, la plateforme de paiement Alipay Alibaba et le site d'achat Taobao, un magasin en ligne pour revendre en Chine de articles chinois achetés... en Russie.
 

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«La Chine gouverne la Transbaïkalie», titre le quotidien Nezavissimaïa Gazeta («le Journal indépendant»), cité par le CSIS (Center for Strategic and International Studies) ; «La saison des soldes a commencé», annonce un compte «Kominform» sur VKontakte (équivalent de Facebook), titre repris par la Novaïa Gazeta. En bas, en rouge hachuré, les territoires concernés. (Twitter, VKontakte)


Un «péril jaune»?

Que la Russie loue des terres à la Chine, ce n'est pas la première fois (et d'ailleurs elle n'est pas seule à le faire). Fin 2009, Dmitri Medvedev, alors président, et le chef d'Etat chinois Hu Jintao ont approuvé un programme de coopération jusqu'en 2018 entre les régions frontalières de leurs deux pays. Au programme, cultures de soja, de riz et de légumes.

C'est depuis les années 90, après trente ans durant lesquels la frontière est restée hermétique et militarisée, que la Sibérie orientale a vu affluer les migrants chinois. Une superficie de la taille de l'Europe, riche en matières premières (pétrole, fer comme au Birobidjan, lignine du bois) mais dépeuplée : environ 6 millions d'habitants, contre 40 millions de Chinois dans le seul Heilongjiang (10 fois plus de monde dans 3 fois moins d'espace), 150 millions si l'on ajoute les deux autres provinces (Jilin et Liaoning) qui jouxtent cette frontière de 4300 km…

Ils sont donc de plus en plus nombreux (surtout les hommes) à traverser la frontière, comme salariés d’entreprises russes, travailleurs agricoles ou commerçants et à s'installer à Vladivostok, Khabarovsk ou Irkoutsk, même si les pratiques illégales liées à la corruption rendent les chiffres imprécis. Le quotidien chinois Renmin Ribao, cité par Slon, alerte lui aussi sur un afflux incontrôlé de Chinois en Russie, munis d'un visa commercial mais vivant illégalement de la culture maraîchère.

La part de la population chinoise est en augmentation en Tranbaïkalie, mais aussi dans les régions du Birobidjan, du Primorie, de l'Amour, de Khabarovsk (voir carte). A leur égard, les Russes oscillent entre méfiance  voire xénophobie , et pragmatisme. «Si on ne réagit pas, on parlera tous chinois», jugeait Vladimir Poutine, alors Premier ministre, lors de ses déplacements dans la région, appuyé par le président Dmitri Medvedev agitant la menace d'«un drame comparable à l'effondrement de l'URSS».

Vladivostok, Oussourisk, Khabarovsk, Blagovechtchensk, ces villes (presque) chinoises au nom russe

Blagovechtchensk, 8000 km de Moscou et… 800 mètres de la Chine, visitée par une équipe de France24 en 2012, est le parfait «symbole de cette "sinisation" de l'Extrême-Orient». Un mélange de cultures qui peut faire rêver – voir Corto Maltese en Sibérie – autant que le mythique Transsibérien et le légendaire fleuve Amour, Heilongjiang (comme la province) ou «Fleuve du Dragon noir» en chinois… Et surtout un partenariat économique qui a ressuscité cette ville de 220.000 habitants : «Blago» fait partie d'une zone de libre-échange avec Heihe, son homologue chinoise en pleine expansion sur l'autre rive. Quand la présence étrangère revitalise la région… souvent sur fond de corruption.

Une annexion chinoise «à grand renfort de cash», racontée par Marc Nexon, du Point«À Vladivostok, sur le Pacifique, l'affaire est entendue. "70% du business est entre les mains des Chinois", affirme Viktor Cherepkov, l'ancien maire de la ville. Bref, à peu près tout, à l'exception du négoce des voitures japonaises encore sous le contrôle des Russes. Comment? Via la création de sociétés écrans avec à leur tête des hommes de paille russes.» En 2009, la moitié de la ville a d'ailleurs failli être louée à des Chinois.

Aussi, malgré ces «relations fraternelles» que prétendent tisser les deux géants des BRICS, une inquiétude taraude l'ex-«grand frère» russe : l'inversion d'un rapport de force ancien, et plus précisément la crainte d'une «colonisation» de la Sibérie orientale par Pékin – ou de son juste retour dans le giron chinois, selon la rive du fleuve Amour où l'on se place.

Une histoire vieille comme l'Empire Qing
«Les villes proches de la frontière ouvrent des musées exposant des copies de traités et d'accords, d'anciennes cartes de géographie, des chroniques historiques dont il découle que les Russes vivent sur des terres chinoises. (...) Depuis 2008, la Chine a renoué avec un programme destiné à récupérer des terres qui se trouvent sous juridiction russe», relate Courrier international. L'article de Marc Nexon va dans le même sens : «La presse russe ne cesse d'évoquer des plans secrets de Pékin destinés à reconquérir ces territoires longtemps aux mains de la dynastie Qing et cédés à la Russie tsariste en 1858. De fait, les écoles chinoises relaient le même message depuis Mao: "Au-delà du fleuve Amour, la terre nous appartient."»

«Contentieux historique, déséquilibre démographique de part et d’autre de la frontière, immigration, il y a un autre facteur qui peut faire craindre, à long terme, une mainmise chinoise sur ces territoires : la logique expansionniste de la politique de Pékin», alerte l'économiste Jean-Paul Guichard, quand d'autres sont plus fatalistes, ou même optimistes, tel ce professeur de l'université d'Irkoutsk, expert en relations sino-russes: «La Chine est le destin de la Sibérie, tout notre présent et tout notre avenir dépendent de ce pays. La seule voie à emprunter est celle de l'intégration (...), même si on ignore encore quelle forme elle prendra.»

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