L'Ukraine, entre géopolitique agroalimentaire et conflit armé

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Les Echos | 17 juillet 2015

L'Ukraine, entre géopolitique agroalimentaire et conflit armé

Chrisine Dugoin-Clément

Alors que les conflits reprennent inéluctablement en Ukraine entre les forces gouvernementales et les séparatistes largement soutenus par la Russie, il peut être intéressant de s’interroger sur les conséquences alimentaires et géopolitiques des sanctions prises à l’encontre de la Fédération de Russie pour mettre fin au conflit avec un succès visiblement relatif.

L'agroalimentaire pourrait-il être un axe de négociation pour la paix ?

En effet, l’embargo décrété sur nombre de produits alimentaires a forcé la Russie à revoir sa politique alimentaire et ses filières d’approvisionnement. Si dans les premiers temps des filières parallèles se sont mises en place, elles ne pouvaient sur la durée subvenir aux besoins de la population russe.

Dans cet esprit, la Russie a effectué un pivot important vers l’Asie et plus particulièrement vers la Chine. À titre d'exemple, on peut observer la construction au nord de la Chine d’une ferme laitière de quelque 100 000 têtes destinées à fournir le marché russe en lait et produits dérivés.

Sur le territoire russe, la mise en place d’un "homeland - act" entré en application, le 30 mars 2015 n’est pas à prendre à la légère. Selon ce texte, des terres en Extrême-Orient russe seraient offertes (à Khabarovsk, Komsomolsk) à qui souhaiterait venir s’installer dans ce territoire. Ce projet initié par le Vice-Premier ministre Youri Troutnev (également coordinateur de Moscou aux pleins pouvoirs pour l’Extrême-Orient russe) consiste à offrir un hectare de terre à tout nouveau résident. Si ce projet annonce une volonté de créer un courant économique privé dans les secteurs agronomiques et forestiers, il a un effet pervers immédiat.

En effet, il semble déjà qu’un grand nombre de migrants potentiels chinois soient déjà sur les rangs des candidats, créant un regain de nationalisme dans une Russie hantée depuis longtemps par la crainte d’être envahie, écrasée sous le poids démographique du voisin chinois. Les déclarations selon lesquels environ 1.5 million de Chinois seraient entrés illégalement sur le territoire extrême-oriental russe entre décembres 2014 et décembre 2015 n’est qu’un facteur d’accélération de cette angoisse populaire. Et comme par système de vases communicants délétères pour la Russie, il y a une évidente évaporation du capital humain russe : durant les seuls neuf premiers mois de 2014, 203 000 citoyens russes ont quitté leur pays. On voit bien ici la double dépendance sino-russe installée autour de problématique alimentaire.

En parallèle de cette situation, en 2013 l’Ukraine enregistrait une récolte record avec 63,4 Mt de grains. Cette progression de près de 34 % offrait à l’Ukraine une capacité d’exportation de 32 Mt, soit la plus grosse capacité d’exportation. Avec les évènements connus par le pays et le conflit la récolte ukrainienne de 2014 a connu un retrait de 18.6 % par rapport à 2011 avec une production de "seulement" 46,2 Mt. Cependant, les "terres noires" restent un atout géopolitique majeur et sans doute parfois sous-estimé. Si une large part de ces exportations ne peut aller vers l’Europe, déjà saturée de production céréalière, l’exportation ukrainienne est très forte en Égypte, et au Moyen-Orient entre autres.

Rappelons que la Chine, devenue un incontournable pour la Russie, a passé un contrat sur 50 ans pour près de 3 millions d’hectares de terre avec l’Ukraine. Les importations de grain chinois en provenance de la Chine sont très loin d’être négligeables. Selon le ministre de la Politique agraire ukrainienne, "la Chine est devenue plus importante que l’UE pour le secteur agroalimentaire ukrainien". Et on le comprend au vu de l’accord passé entre la Banque centrale d’Ukraine (NBU) et la banque de Chine pour un investissement chinois de 3,5 milliards de dollars. Ce crédit est accompagné d’une période de grâce de 3 à 5 ans, en contrepartie, l’Ukraine s’engage à livrer 4 Mt de grains chaque année à la Chine.

Le choix économique ukrainien visant à renforcer sa production agricole est donc à entrevoir comme un levier géopolitique fort pouvant être un outil de négociation de premier plan, car relevant des besoins premiers de tout être humain et permettant des chemins de traverse aux négociations coincées au point mort sur d’autres volets.

Ainsi, le sujet de la réforme foncière est-il de première importance pour l’Ukraine qui reste aux prises avec une vraie guerre dans l’est de son territoire. La question du statut de la terre est cruciale : doit-il relever d’un régime d’attribution locative d’un bien commun de la Nation, ou une propriété privée ? Le Rada et l’Agence pour les ressources foncières sont tiraillés entre ces deux possibilités.

En effet, une privatisation des terres permettrait à certains de faire une bascule financière juteuse : en se portant acheteur de grandes superficies, quitte à mobilisant pour cela autant de filiales que nécessaire afin de respecter la limitation légale au droit de propriété de quelques dizaines ou centaine d’hectares, et en faisant ensuite une revente très avantageuse, ou une location de surface d’une telle importance que cela leur confèrerait un quasi-monopole.

Pour les entreprises engagées dans des programmes de restructuration la meilleure solution reste de la location qu’il s’agisse de terres d’état ou appartenant aux millions de ruraux ayant reçus un droit de propriété (paille foncière, correspondant à leur statut de travailleurs agricoles dans les anciennes fermes collectives privatisées). Il en résulte une certaine confusion dans la définition d’une politique foncière ukrainienne.

Dans ce contexte où il est évident que la géopolitique passe par l’alimentation, que penser du projet de création d’un pool des grains ou Union céréalière de la mer Noire ? Ce projet de rapprochement des trois grands pays agricoles à fort potentiel d’exportation - Russie, Ukraine et Kazakhstan-viserait à mieux asseoir sur la scène internationale la visibilité de l’origine mer Noire et à réduire les effets négatifs d’une concurrence interne qui ferait perdre aux opérateurs de 10 à 20 USD par tonne commercialisée.

L’Ukraine, souvent vu comme un bourbier inextricable par une Europe secouée par la crise grecque, et de plus en plus désemparées par ce pays qu’elle voit ravagé par un conflit qui n’en finit pas de finir, et présentant une économie au bord du gouffre, pourrait être perçue sous un autre jour. Son potentiel agricole, pour peu qu’on l’aide à mettre en place un système efficient (tant juridique avec les réformes nécessaires, qu’agricole en permettant le retour des productions connues par le passé) devient un outil géopolitico-alimentaire de premier plan. Parfois, la paix peut prendre des chemins parallèles, et ici il ne serait pas improbable que l'une de ces voies soit faite de terres arables.

 

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