Le nouvel accord foncier de Karuturi Global en Ethiopie doit être abandonné

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Une photo du rapport annuel de 2018 de Karuturi Global prise sur le projet agricole de la société à Gambella, en Ethiopie. (Photo: Karuturi Global)

Anywaa Survival Organisation, GRAIN, Kenya Peasants' League, South Indian Coordination Committee of Farmers' Movements | 13 juin 2019 [EN] [ES]

Le nouvel accord foncier de Karuturi Global en Ethiopie doit être abandonné

Il y a deux ans, les communautés indigènes de Gambella, en Ethiopie, célébraient le départ de la société indienne Karuturi Global, après que son contrat pour un projet d'agrobusiness de 300 000 hectares ait finalement été annulé.1 Mais une intervention diplomatique de la part du gouvernement indien et des poursuites intentées par la société ont apparemment forcé les autorités éthiopiennes à faire marche arrière et à offrir un nouveau bail, cette fois de 15 000 hectares. Une fois encore, les communautés locales n'ont pas été consultées, et une coalition de groupes appelle à présent les autorités locales à urgemment mettre un terme à la procédure.

Le 22 avril 2019, Karuturi Global a informé ses actionnaires qu'on lui avait "accordé 15 000 hectares de terrain pour des activités agricoles." En annexe à son communiqué, se trouvait une lettre du Bureau de l'Agriculture et du Développement des Ressources Naturelles du Gouvernement Régional de Gambella ordonnant le district spécial d'Itang de réviser le contrat de bail de Karuturi et de signer un nouvel accord pour 15 000 hectares. La lettre stipule que la décision résulte d'une intervention diplomatique du gouvernement indien auprès de l'ambassadeur d'Ethiopie en Inde et d'une poursuite judiciaire envers le gouvernement éthiopien pour des dommages-intérêts.2

À la base, Karuturi s'était vue accorder en 2009 un bail renouvelable de 50 ans pour produire diverses cultures vivrières sur 100 000 hectares dans le district de Jikawo et le district spécial d'Itang, dans la région de Gambella, avec possibilité d'agrandissement à 300 000 hectares. Selon le contrat de location, Karuturi devait mettre 100 000 hectares en culture en l'espace de deux ans.3 Cependant, en 2014, Karuturi ne produisait que sur 1 200 hectares et les opérations sur la ferme étaient bloquées.4 Pendant ces cinq premières années, le projet de Karuturi a déplacé les populations locales, été la cause de déforestation et d'autres impacts environnementaux négatifs et n'a contribué en rien à la sécurité alimentaire nationale ou locale. En mars 2013, 92 travailleurs éthiopiens de la ferme de Karuturi de la région de Gambella ont déposé plainte avec le Département du Travail et de la Sécurité Sociale affirmant que leurs salaires étaient retardés et que la société n'avait fourni ni cartes d'identité, ni équipements de sécurité, ni traitements médicaux, ni logements adéquats. Le département découvrit des travailleurs vivant dans des baraques en metal exiguës et sans véritable ventilation.5

Lorsque le gouvernement éthiopien s'est rendu compte du manque de capacité de Karuturi à cultiver à une telle échelle, il a réagi par une diminution de la taille des terrains alloués. Cela a commencé par une réduction à 100 000 hectares en 2010 et ensuite à 1 200 hectares en 2015, malgré les menaces de Karuturi qu'elle poursuivrait les autorités éthiopiennes via les protections accordées à l'investisseur sous l'égide de l'Agence multilatérale de garantie d'investissement de la Banque mondiale ou via le mécanisme de règlement de différends investisseur-état du traité bilatéral d'investissement Inde-Ethiopie.6

En septembre 2017, Karuturi annonçait qu'elle se retirerait complètement d'Ethiopie, mais demandait une compensation, prétendant que le gouvernement avait décidé "unilatéralement et illégalement d'annuler notre permis d'investissement et de commerce."7 Ensuite, en novembre 2017, il fut rapporté que le gouvernement indien tenait des réunions avec l'ambassade d'Ethiopie en Inde afin d'assister Karuturi dans ses négociations avec le gouvernement éthiopien pour maintenir des droits sur une partie de ses concessions initiales à Gambella.8 Quelques mois plus tard, en avril 2018, Karuturi déclarait à The Reporter qu'elle retirait son action en justice contre le gouvernement et qu'elle signerait un nouveau bail de 25 000 hectares.9 La récente lettre des autorités de Gambella, annexée à la circulaire de Karuturi à ses actionnaires en avril 2019, semble corroborer ces déclarations, bien que le bail mentionné soit de 15 000 hectares.

Anywaa Survival Organisation est en étroite communication avec les communautés affectées par le projet d'agrobusiness de Karuturi à Gambella. Ces communautés continuent à s'opposer au retour de Karuturi et à l'émission d'un nouveau bail foncier pour agrobusiness, étant donné que cela détruirait leur environnement, leurs moyens de subsistance et leurs systèmes alimentaires. Il n'y a pas de preuve que la société aurait cette fois offert des garanties concernant un apport de bénéfices sociaux et économiques destinés aux communautés locales comme part du nouveau contrat de bail.

Karuturi a également été accusée d'utiliser des tactiques agressives pour tenter de sauver ses 200 hectares de cultures floricoles au Kenya. En 2014, l'exploitation a été placée sous administration judiciaire après que la société se fût endettée à un tel niveau qu'elle ne pouvait plus payer ses fournisseurs.10 Les administrateurs judiciaires ont ensuite tenté de vendre les biens de l'exploitation afin de couvrir les pertes, mais Karuturi a tenté avec acharnement de les empêcher devant les tribunaux.11 Le conflit juridique concernant la ferme elle-même est toujours en cours. Pendant ces années, les anciens employés de l'exploitation à Naivasha se sont enfoncés toujours plus profondément dans la misère, vendant leurs corps et puisant l'eau dans le lac extrêmement pollué pour survivre.12

La direction de Karuturi, néanmoins, continue à fournir un mirage de relations publiques à propos de tout cela, y compris destiné à leurs actionnaires, dont font partie des investisseurs internationaux comme North America City Bank et Deutsche Bank AG. Par exemple, dans leur rapport annuel de 2018, elle affirme à plusieurs reprises que Karuturi Global Limited est "le plus grand producteur mondial de roses coupées" et "bénéficie d'une présence globale en Asie, Amérique et Europe". Karuturi n'est certainement pas le plus grand producteur mondial de fleurs coupées, Sher Ethiopia PLC (Afriflora) l'est.13 Et Karuturi n'a aucune présence en Europe.14

En dépit de ces informations trompeuses, la société est parvenue à attirer de nouvelles promesses de capitaux de la part de Phoenix International, le deuxième plus grand négociant de riz au monde, basé à Dubaï.15

Karuturi est l'une des nombreuses sociétés à avoir accaparé de grandes zones de terres en Afrique au cours de la dernière décennie et à avoir échoué à mettre en place des projets d'agriculture industrielle.16 Un grand nombre de ces sociétés ont pris l'Ethiopie pour cible, à cause de la politique du gouvernement central qui consiste à expulser de force des communautés afin d'allouer de vastes surfaces de terres, et à proposer de généreuses incitations aux investisseurs étrangers. Avec des nouveaux dirigeants au pouvoir à Addis-Abeba, il y avait un espoir que le gouvernement éthiopien romprait avec cette politique ratée et se tournerait plutôt vers le soutien aux systèmes alimentaires locaux et aux petits producteurs. Le cas de Karuturi est un test crucial pour ce nouveau gouvernement.

La bonne nouvelle est que le contrat de bail n'a toujours pas été délivré par les autorités compétentes à Gambella. Il reste donc du temps pour que les autorités éthiopiennes fassent ce qui convient et renoncent à accorder un nouveau bail à Karuturi.

Le gouvernement indien devrait également se retirer de cette procédure. Il doit prendre en considération les droits des populations en Ethiopie et non pas faire pression sur les autorités éthiopiennes pour qu'elles cèdent des terres arables aux sociétés indiennes, en particulier à celles qui ont des antécédents concernant des différends fiscaux, des conflits liés au droit du travail et une complicité d'abus de droits humains.


Notes:

1 Voir Anywaa Survival Organisation et GRAIN Turono Karuturi ("Au revoir Karuturi" en Anuak), 22 septembre 2017, https://grain.org/e/5812

2 “Karuturi - Will new land deal prove fertile?”, Hindu Business Line, 22 avril 2019, https://www.thehindubusinessline.com/markets/stock-markets/karuturi-will-new-land-deal-prove-fertile/article26913517.ece

4 Muluken Yewondwossen, "Government agency strips Karuturi’s land privilege," Capital, 4 janvier 2016, https://farmlandgrab.org/25644

5 Voir Anywaa Survival Organisation, "It’s time to end land grabs and establish food sovereignty in Gambela", mai 2018, https://www.anywaasurvival.org/wp-content/uploads/2019/04/aso_report_may_2018.pdf

6 Voir GRAIN, "L’échec des transactions foncières dans l'agriculture laisse des séquelles de plus en plus désastreuses et pénibles", juin 2018, https://grain.org/fr/article/5960

7 Voir Anywaa Survival Organisation et GRAIN, "Turono Karuturi ("Au revoir Karuturi" en Anuak)", 22 septembre 2017, https://grain.org/fr/article/5812

8 Teshome Tadesse, "The Indian company Karuturi Global requests to resume its operations in Ethiopia," News.et, 28 novembre 2017, https://www.farmlandgrab.org/27693

9 Birhanu Fikade, "Karuturi to start afresh in Ethiopia", The Reporter, 21 April 2018, https://farmlandgrab.org/2808

10 Voir Tax Justice Network, Forum Syd Kenya, GRAIN, Anywaa Survival Organisation et South Indian Coordination Committee of Farmers Movements, "Pour Karuturi, figure emblématique de l’accaparement des terres, c’est le fiasco", 14 février 2014, https://grain.org/fr/article/4892

11 Voir le résumé proposé par Galgallo Fayo, “Nothing rosy for Karuturi as world marks lovers’ day”, Business Daily, 12 février 2019, https://www.businessdailyafrica.com/markets/capital/Nothing-rosy-for-Karuturi-world-marks-/4259442-4978636-xxqt7m/index.html. Une collection d'articles-clés est également disponible sur https://www.farmlandgrab.org/cat/show/348

12 Voir KBC, “The ripple effect caused by closure of Sher Karuturi flower farm,” 5 juin 2018, https://www.kbc.co.ke/ripple-effect-closure-sher-karuturi-flower-farm/ et George Murage, “Former flower farm workers now fetch water from lake”, The Star, 13 avril 2019, https://www.the-star.co.ke/business/2019-04-13-former-flower-farm-workers-now-fetch-water-from-lake

13 Selon leur site Internet en 2018, Afriflora possède 650 ha de cultivation sous serre et produit 1,1 milliard de tiges par an. (voir https://afriflora.nl/en/about-us/ and https://afriflora.nl/en/an-affiliate-sun-european-partners-llp-announces-that-it-has-agreed-to-acquire-a-majority-stake-afriflora). Même au Kenya, les données de Anoko Insights sur le volume de production pour 2018 ne listent même pas Karuturi (Rabobank, communication personnelle avec GRAIN le 19 novembre 2018).

14 Sher Karuturi BV, au Pays-Bas, a fait faillite en 2014 et a été dissoute et radiée en 2015.

15 Phoenix/Karuturi, “Phoenix Group announces investment into Karuturi Global,” 19 mars 2018 https://www.karuturi.com/uploads/1/1/8/7/118720540/phoenix_group_announces_investment_into_karuturi_global.pdf

16 Voir GRAIN, "L’échec des transactions foncières dans l'agriculture laisse des séquelles de plus en plus désastreuses et pénibles", juin 2018, https://grain.org/fr/article/5960

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