Accaparement de terres au Cambodge : 80 Bunong agissant en justice en France déboutés en première instance

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Des représentants des Bunongs, au tribunal de Nanterre, octobre 2019 (Photo : GRAIN)

Le Monde | 7 juillet 2021

Accaparement de terres au Cambodge : 80 Bunong agissant en justice en France déboutés en première instance

Cette communauté d’agriculteurs itinérants estime avoir été spoliée de près de 7 000 hectares de ses terres lorsque le gouvernement cambodgien a octroyé une concession à une joint-venture dans laquelle le groupe Bolloré est partie prenante.

Par Patricia Jolly

Le groupe industriel français privé Bolloré s’est adjugé la première manche de l’offensive judiciaire lancée contre lui par des paysans cambodgiens en 2015. Le 2 juillet, la 6e chambre civile du tribunal judiciaire (TJ) de Nanterre – ressort judiciaire dont dépend l’entreprise – a jugé « irrecevable » l’action des 80 Bunong qui reprochent à l’industriel breton de s’être accaparé illégalement leurs terres et leur forêt sacrée, détruisant leurs lieux de vie, de culte, ainsi que des arbres centenaires considérés comme des divinités, pour y installer des plantations d’hévéas, l’arbre à caoutchouc.

Communauté minoritaire d’agriculteurs itinérants et animistes, vivant en autosubsistance sur les hauts plateaux de la province du Mondolkiri, dans la partie est du Cambodge, les Bunong – ethnie qui regroupe environ 37 000 personnes – estiment avoir ainsi été spoliés de près de 7 000 hectares de leurs terres. Le litige remonte à 2008, lorsque le gouvernement cambodgien, friand d’investissements étrangers, a octroyé cette vaste concession à la Socfin-KCD, une joint-venture créée un an auparavant entre la holding Socfinasia, une société luxembourgeoise dont le groupe Bolloré est actionnaire à près de 39 %, et la Khao Chuly, une entreprise de construction locale, proche du pouvoir central.

Leur « expropriation » a généré une « perte de revenus » et les a « privés de leurs moyens de subsistance », avancent les Bunong. A l’été 2015, ils ont donc entamé, par l’entremise de leur avocat français, Me Fiodor Rilov, une action en reconnaissance de responsabilité civile délictuelle contre le groupe Bolloré, mais la décision de justice du 2 juillet n’augure pas de la tenue rapide du procès sur le fond qu’ils réclament.

Absence de titres de propriété

« Aucun des 80 demandeurs et intervenants volontaires ne justifie d’un droit réel ou personnel pour exploiter les terres litigieuses », « l’action engagée par chacun d’eux sera dès lors déclarée irrecevable pour défaut de qualité et d’intérêt à agir », indique le document de 39 pages que Le Monde a consulté.

Cette affaire – dans laquelle les demandeurs sont également condamnés à payer une indemnité de procédure de 20 000 euros au groupe Bolloré, ainsi qu’à sa filiale La Compagnie du Cambodge – illustre la difficulté des peuples autochtones à faire valoir leurs droits face à des multinationales. Les Bunong ne parlent pas khmer, langue officielle cambodgienne, et vivant en marge de la société. Ils ne disposent ni de pièces d’identité ni de titres de propriété. La plupart des documents liés au foncier ont d’ailleurs été détruits par les Khmers rouges dans les années 1970.

En novembre 2019, le TJ de Nanterre avait « invité » les demandeurs Bunong à verser au dossier des pièces justifiant de leur état civil, et établissant l’existence des terres concernées et leurs liens avec elles. Mais, selon les termes de la décision, ils ont trop tardé à satisfaire à cette demande.

Me Rilov a immédiatement fait appel devant le TJ de Versailles. « La dernière partie des documents qu’on a dû faire traduire du bunong au khmer et au français pendant la crise sanitaire a été donnée en novembre 2020 au tribunal, qui les a rejetés, avant même de fixer la date de l’audience au 31 mai 2021, soit près de six mois plus tard, ce qui laissait largement le temps de les verser aux débats, afin que la partie adverse les examine », déplore le conseil des agriculteurs cambodgiens.

L’avocat rappelle que « le droit international de protection des peuples autochtones n’exige pas de formalisation de la propriété ni même de la notion de propriété pour leur donner la possibilité de revendiquer leurs prérogatives sur les terres qui sont les leurs ». Parmi les pièces rejetées, « la copie d’un rapport rédigé en français à la demande de Socfin-KDC qui analyse les dommages causés, au moment même de l’installation des plantations, et livre une prospective des dommages à venir », qu’il a hâte de voir examinée en appel.

Le « devoir de vigilance » des entreprises donneuses d’ordre

Spécialiste des causes sociales, Fiodor Rilov a parallèlement rallié… le syndicat CGT des personnels de manufacture française des pneumatiques Michelin à la cause Bunong. « Ses statuts lui confèrent la mission de dénoncer les atteintes à l’environnement, explique Me Rilov. Il a donc déposé, le 23 février 2021, un mémoire en intervention volontaire au soutien des Bunong, qui nous permettait de réintroduire les documents rejetés, et d’ajouter sa demande propre de réparation du préjudice environnemental. »

Egalement jugée trop tardive, cette action a elle aussi été rejetée. « La juge l’a totalement ignorée, ce qui n’est pas dans les clous car toute intervention est recevable même après la clôture de l’instruction », tonne l’avocat. A l’audience du 31 mai, le tribunal a finalement disjoint les deux affaires et ouvert, lui-même, une deuxième procédure prenant en compte le syndicat, « de sorte que les intervenants se retrouvent maintenant seuls de leur côté », s’agace Me Rilov.

Les « difficultés rencontrées » et la « position inédite » du tribunal ne surprennent cependant pas l’avocat. « Ces actions vont permettre au juge français de se positionner sur la loi de 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre [qui doivent désormais publier un plan de vigilance identifiant les risques et prévenant les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales et de l’environnement], se réjouit-il. C’est aussi la première fois que les victimes saisissent elles-mêmes la justice dans le pays du siège de la multinationale visée, sans l’intervention d’ONG occidentales. »

Cet élément taraude d’ailleurs la partie adverse. « Qui est allé démarcher, il y a six ans, ces braves Bunong, riverains des plantations d’hévéas, en leur faisant miroiter des dommages et intérêts qui, pour eux, sont faramineux alors que c’est un procès perdu d’avance ?, interroge Me Dominique De Leusse, un des avocats de Bolloré. C’est un procédé déloyal sur le plan juridique et inacceptable sur le plan moral, et on va recommencer, en appel, la même comédie qu’en première instance, consistant à répondre à des accusations de néocolonialisme insupportables, même pas étayées par des documents ».

Patricia Jolly

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