Cambodge. La bataille des paysans bunongs face au groupe Bolloré

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Kop Let, centre, de l'ethnie indigène Bunong, s'exprime lors d'un entretien avec The Associated Press dans la commune de Bousra, province de Mondulkiri, Cambodge oriental. (Photo: AP)
L'Humanité | 12 février 2019

Cambodge. La bataille des paysans bunongs face au groupe Bolloré

Lina Sankari

77 membres de cette ethnie minoritaire vivant au Cambodge assignent en justice la multinationale pour accaparement des terres. Le procès, qui s’ouvre aujourd’hui à Nanterre, devra déterminer la responsabilité de la société française.

C’est un paysage tout en rondeur, de vallons verts et de terre ocre, de jungle et de cascades. Loin de la frénésie et des klaxons de Phnom Penh, aux confins de la frontière vietnamienne. À compter d’aujourd’hui, ces forêts de la province orientale de Mondolkiri serviront de cadre au procès qui s’ouvre à Nanterre opposant 77 membres de l’ethnie bunong du Cambodge au groupe Bolloré. Les plaignants, qui vivent d’une agriculture itinérante et de cueillette, suivent un système de croyances animistes reposant sur la protection des ressources sylvicoles, refuge des esprits et au cœur desquelles reposent les sépultures de leurs ancêtres. Autant de rites qui cadrent mal avec l’avidité des multinationales. « La terre est tout pour nous. Nous la considérons comme notre mère. Elle nous nourrit tant sur les plans alimentaire que spirituel et appartient à notre culture. Les multinationales disent venir pour le développement, le bien des gens… nous ne sommes pas hostiles au développement s’il est juste, s’il ne profite pas seulement aux entreprises et au gouvernement mais aussi aux populations », précise Neth Prak, porte-parole de l’Association du peuple bunong (Bipa). Une ethnie que les autorités veulent contraindre à la sédentarité et pour laquelle la majorité khmère n’a que mépris. Ils sont les « Phnong », les sauvages. « Depuis la colonisation française, les ethnies montagnardes ont été l’objet de représentations sociales qui perdurent jusqu’à nos jours », souligne l’anthropologue Frédéric Bourdier.

850 familles bouleversées par l’acquisition de leurs terres pour un prix dérisoire

En 2008, le Cambodge accorde une concession pour l’exploitation à grande échelle de l’hévéa, dont on extrait le caoutchouc, à la société nationale Khaou Chuly (KCD). Cette entreprise du BTP ne déroge pas à la règle qui veut que pour voir ses affaires prospérer, il faut entretenir des liens étroits avec le pouvoir et la famille du premier ministre Hun Sen. La firme est également liée, depuis 2007, par une joint-venture à Socfinasia, enregistrée au Luxembourg et détenue à 38 % par Bolloré et les fortunes belges Fabri et Ribes. À la tête d’une concession de 7 000 hectares au cœur de la commune de Bousra, les deux sociétés ont profondément bouleversé la vie et l’environnement de 850 familles qui ont vu leurs terres accaparées pour un prix dérisoire, les plaçant « dans une situation de vulnérabilité extrême », selon Thun Saray, président de l’Association pour les droits de l’homme et le développement au Cambodge.

En guise de dédommagement, la coentreprise a versé aux Bunongs 200 dollars par hectare. Une valeur marchande qui n’avait de sens pour aucun d’entre eux. Désormais, les habitants « estiment que, pour réparer le préjudice qu’ils subissent, le dédommagement financier ne peut être inférieur à 30 000 à 50 000 euros par personne et exigent la restitution de leurs terres », précise la CGT, qui dénonçait quelques jours avant la tenue du procès l’impossibilité faite à onze Cambodgiens – dont une ONG et un avocat – de se rendre en France faute de visas. En violation totale de la convention européenne des droits de l’homme et du « droit à un procès équitable ». Une manière de favoriser le groupe Bolloré ? Tout l’enjeu de cette première phase est de déterminer si la compagnie française est bien la donneuse d’ordres de la « catastrophe économique, sociale, environnementale et religieuse », comme le suggère la plainte. Ou si, comme elle s’en défend, l’entreprise ne dispose que de compétences de gestion dans la plantation. Dans son assignation, l’avocat Fiodor Rilov, qui défend les intérêts des Bunongs, note que « l’intervention de la société de tête dans les activités des filiales est un fait accompli. Un certain nombre de dispositions dans les statuts du groupe mentionnent la culture d’hévéa ».

La FIDH réitère le droit des peuples autochtones à la propriété collective

Un rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), daté de 2011, mettait déjà en lumière l’absence de transparence et les irrégularités dans l’octroi des terres et demandait un moratoire ainsi que la suspension de l’exploitation industrielle. « Alors que la législation cambodgienne exige la présentation d’une étude d’impact environnemental et social (EIES) pour toute autorisation d’une concession, des EIES préliminaires ont suffi pour l’octroi des concessions exploitées par la société Socfin-KCD », relève la FIDH. L’organisation rappelle également que le droit des peuples autochtones à la propriété collective est censément protégé par la loi. Mais les Bunongs ont vu ce statut remis en cause par les autorités, qui ont favorisé une forme de colonisation intérieure. Pour convaincre les plus réfractaires, la Socfin admet également avoir lancé des opérations de défrichage autour des champs afin de les isoler et de les contraindre à partir. Pire, nombre de Bunongs se sont endettés en tentant de reprendre des lots d’hévéas dont les parcelles étaient pour la plupart stériles. Privée de ses terres, la communauté dépend désormais de l’économie de marché et de ses fluctuations pour se nourrir. À terme, l’exode semble le seul horizon.

Lina Sankari

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